Super Samsam

Faut que je vous parle de Sam.

C'est un de mes amis les plus proches. On se connaît depuis un paquet de temps. Depuis l'université en vrai. Du haut de ma trentaine tassée, on peut considérer que cette période de ma vie commence à dater.
Et, pendant cette grosse quinzaine d'années, on ne s'est jamais perdu de vue. Fait assez rare pour être souligné.

Outre ce que je viens de vous dire, la raison pour laquelle je tenais à vous parler de lui c'est parce que, au départ, notre amitié ne coulait pas de source. Et je trouve qu'elle en est que plus belle.

Nous nous sommes rencontrés à l'université, nous avons le même niveau d'étude et tous les deux avons étudié les sciences appliquées. Nous fréquentions la même bande d'amis. Une bande d'amis qui s'est dispersée avec le temps. Cela va sans dire, nous partagions et partageons toujours des centres d'intérêts communs. Une fois que ceci est dit, il semble logique pour quiconque que nous puissions être amis. Et pourtant... 

Nous sommes foncièrement différents.
Et encore aujourd'hui, je ne pense pas que nous nous comprenons correctement l'un l'autre. Nous avons des mentalités, des attentes, des façons de vivre beaucoup trop éloignées pour que ce soit le cas.
Si je devais donner mon avis, je dirais que la principale raison à tout cela trouve son origine dans les milieux sociaux dont nous sommes issus.

Sans verser dans la caricature, je pense pouvoir dire que mes parents appartiennent à la tranche haute de la classe moyenne. À cette petite bourgeoisie qui ne s'assume pas. Le genre à trouver des excuses à Fillon en 2017. Et j'ai été éduqué par ces parents.
Je n'ai jamais joué au golf mais j'aime particulièrement le tennis. Je suis allé au collège public mais, le lycée de secteur étant soi-disant pas top, il valait mieux que j'aille m'enfermer au lycée bien évidemment privé de St-Geneviève de la mord-moi-le-nœud... 
Je peux m'arrêter là, je pense que vous avez saisi le tableau de mon enfance.
Et tout ça pour que je finisse en prof salement gauchiste dans un lycée de ZEP... Si mes parents ne m'ont pas déshérités c'est uniquement parce que c'est illégal de déshériter totalement ses descendants. 
Bref, je divague. Revenons à Sam.

Il ne m'a jamais réellement raconté sa vie, mais après dix-sept ans à ses côtés, je pense avoir compris les grandes lignes.
Une enfance passée au pied d'une barre HLM dans un appart trop petit pour lui et ses trois petits frères et sœurs. Un père aux abonnés absents qui rentrait au bercail uniquement quand il avait fini de dépenser le RSA familial dans le PMU d'en-bas.
Il n'avait pas à bouffer tous les jours mais quand il parle de lui gamin, Sam a toujours le sourire aux lèvres. Je suppose que tout n'était pas si pire.
Après, à l'université, je sais qu'il avait trois taffs en simultané pour payer ses études que ses parents n'avaient absolument pas les moyens de financer. La bourse académique c'est bien sympa mais ça te paye même pas de quoi crécher dignement.
Caissier au MacDo le lundi et mercredi, serveur dans une pizzeria le mardi, vendredi et samedi, et manutentionnaire sur le marché du dimanche matin. Vous aurez remarqué qu'il s'était tout de même démerdé pour avoir ses jeudis soirs de libre le zigoto.

Ainsi, les milieux et conditions dans lesquels nous nous sommes efforcés de grandir et de mûrir ont façonné notre façon de voir le monde. Vous comprenez où je veux en venir ? 

Comment vous expliquer cela de manière plus explicite, plus directe ? Huuum. 
Disons que, personnellement, je choisis mes combats et, si je me bats, c'est pour défendre mes convictions. Sam se bats continuellement. Mais lui, il se bat contre la Vie.

Nous sommes profondément différent.
Je suis devenu prof. J'ai choisi mon métier par vocation. 
Sam, avec exactement le même niveau d'étude que moi, est devenu directeur dans une grande multinationale et bosse à la Défense. Il a choisi son métier pour le salaire. Il ne l'a jamais caché. Il gâte sa mère et sa fratrie de cadeaux avec l'argent qu'il gagne. 

Un autre exemple pour que vous puissiez comprendre ce qui nous différencie :
Nous jouions tous les deux au handball, dans la même équipe. Je jouais évidemment pour gagner, mais je jouais surtout pour le plaisir de la compétition, pour donner le meilleur de moi-même dans une ambiance de saine adversité.
Sam jouait pour écraser l'adversaire. L'agressivité non contenue qu'il dégageait sur le terrain (me) faisait littéralement peur à voir.

Bon. J'espère que vous avez compris mon propos. Nous ne nous comprenons pas entièrement mais nous nous aimons comme deux frères. Nous sommes les deux faces d'une même pièce. Opposés en tout point mais irrémédiablement soudés.

Pourquoi je vous raconte tout ça moi ? Ah oui ! C'est parce que je viens de me souvenir d'une anecdote que je tenais absolument à vous raconter. Mais cette anecdote ne prend tout son sens que si vous comprenez ce qui nous lie, Sam et moi. Prenez donc ce qui précède comme un long préambule.

Nous étions encore à l'université, proche de la fin. Vingt-quatre, vingt-cinq ans, quelque chose comme ça. Nous nous promenions dans la rue commerçante de la ville dans laquelle nous habitions. Pas besoin de vous décrire cette rue plus que ça, je suis sur que vous voyez très bien de quoi je parle. Cette rue existe dans toutes les villes de France sous une déclinaison ou une autre. Longue, étroite, bordée d'une ribambelle de magasins tous plus inutiles les uns que les autres. Et invariablement bondée de monde.

Nous remontions donc cette rue vers un bar où devait nous attendre certains de nos amis et, surtout, la fille de qui j'étais follement amoureux à l'époque. Excité comme une puce et en même temps stressé d'aller la voir, je faisais la discussion à moi tout seul en marchant. Sam m'écoutait sans rien dire, en souriant. Son éternelle patience envers mes babillages incessants ne cesse, encore aujourd'hui, de m'impressionner. Et bien évidemment, je ponctuais toutes mes phrases de grands gestes. Parce que je suis comme ça. Je parle en faisant de grands gestes. Surtout quand je suis stressé, ou excité. Encore pire quand je suis les deux en même temps.
Et ce qui devait arriver arriva : ma main percuta l'épaule d'un jeune homme que nous étions en train de croiser.

Je m'excusais immédiatement sans réellement m'arrêter de marcher, pressé d'arriver à ce bar. Mais l'homme que j'avais bousculé en avait décidé autrement. Il m'invectiva. Je ne me rappelle plus exactement de ses paroles mais la discussion était de ce style :
"- Eh ! Fais attention où tu marches, bouffon !
- Ouais, j'suis désolé, pardon.

Je lui tournais alors le dos, prêt à repartir, quand cette hurluberlu m'attrapa par le col de mon T-shirt et me tira vers l'arrière. Pris par surprise, je n'eu pas le temps de trouver mon équilibre et tombais par terre. Je me relevai aussitôt et me tournais vers ce mec. Je restai alors totalement muet, abasourdi, face à lui.

Qu'on se le dise, le mec en question ne m'impressionnait absolument pas. Je n'étais nullement effrayé. Mais j'étais profondément surpris. C'était la première fois que ce genre de situation m'arrivait et je ne savais pas ce que j'étais censé faire pour la désamorcer. 
Je n'avais en outre aucune envie de me battre avec lui, pour principalement deux raisons. La première était qu'on m'avait toujours répété que la violence ne résolvait rien et j'étais persuadé que ce n'était pas une solution viable pour me sortir de là. La deuxième raison était que, si je devais en arriver à me battre, je savais que Sam volerait à mon secours et enverrait probablement ce mec à l'hosto. Ce que je voulais éviter.
Et je voulais aussi résoudre ce problème rapidement afin de me rendre au plus vite à ce fameux bar où m'attendait l'amour de ma vie.

Je restais donc muet en face de lui pendant quelques secondes, une expression de grande incompréhension peinte sur mon visage. Cette courte hésitation de ma part coûta extrêmement cher... À mon assaillant.
Avant que je reprenne mes esprits, Sam l'avait poussé si violemment que c'était à lui de tomber sur le cul. Il se remit debout très rapidement. La conversation donnait ça :
"D'où tu touches à mon pote comme ça, face de pet ? Tu veux que je t'en colle une ? (je me rappelle très bien de cette insulte. Face de pet. Risible mais en même temps terriblement efficace)
- Wesh, qu'est-ce que tu me veux bouffon ? Tu veux te fight ?

Et à ce moment précis, Sam lui mit un énorme coup de tête. Vous avez déjà entendu le bruit que fait le cartilage du nez quand il craque ? Ça m'est arrivé une seule fois, perso. C'était là. Brrr. Je m'en rappelle encore.

Le mec était éclaté au sol, son visage pissait le sang, mais il semblait baragouiner dans sa barbe des insultes à l'intention de mon ami : il n'avait pas perdu connaissance. Et il se garda bien de se relever.

Avant que je comprenne réellement ce qui s'était passé, Sam m'avait déjà traîné loin de la scène du drame. Rétrospectivement je m'étonne du manque de réaction de la foule qui nous entourait. Un mec avait assommé un autre d'un coup de tête et je n'ai pas eu l'impression qu'un seul des passants, pourtant nombreux dans cette rue bondée, ne s'était intéressé à la dispute qui venait d'avoir lieu.

Nous arrivâmes au final à ce fameux bar, mais toute envie de m'amuser m'étais soudainement passée. Mais pas à Sam, qui se montra enjoué pour deux cette soirée-là.

Nous n'avons jamais rediscuté entre nous de ce qui s'était passée dans cette rue.
Mais je n'avais jamais imaginé plus belle démonstration d'amitié que celle-ci. 

Je l'aime mon Sam. Et il le sait.



Et pour l'anecdote, je n'ai jamais réussi à sortir avec cette fille. 

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