Il frappa du poing sur la table. Fort. Lorsqu'il avait revêtu pour la première fois sa cape aux galons d'argent, il pensait candidement que ses troupes allaient lui obéir au doigts et à l'œil, tout simplement parce qu'elles sont censées obéir à leur maréchal. Aujourd'hui, il avait compris que ce n'était pas comme ça que cela fonctionnait. Mais il peinait toujours à comprendre que taper du poing sur la table n'asseyait en aucun cas son autorité. Je pensais à part moi que notre Empereur son oncle avait fait une erreur en le nommant à ce poste. Mais ce n'était pas mon rôle de remettre en cause les décisions de mon Empereur. Minimiser les dégâts que pouvait causer son neveu, par contre, entrait dans mes prérogatives.
"Comment se fait-il que nous soyons tenus en défaite par cette bande de sauvage ? tempêta-t-il de sa voix de baryton. C'est inadmissible !
Inadmissible ou pas, les faits étaient là. Je gardai cette réflexion pour moi. D'ailleurs il n'avait pas fini de parler.
- Nous sommes cinq fois plus nombreux qu'eux ! Nous avons une armée proprement disciplinée là où ils n'ont que des guerriers claniques qui ne s'entendent pas ! Ils ne sont dirigés par aucun chef ! C'est... C'est... Inadmissible !
Il tapa une nouvelle fois sur la table. Il était rouge d'indignation. Même si je n'aurais pas forcément formulé mon désarroi de cette manière, la honte que je ressentais vis-à-vis de notre courante déroute était tout aussi vive. Nous étions entré en campagne contre le faux prophète en pensant tous, moi le premier, que tout se déroulerait rapidement et sans le moindre accroc. Les clans des Plaines Suspendues, bien qu'ils entretiennent des relations cordiales, ne se sont jamais réellement souciés les uns des autres. Le plan était donc simple : envahir le territoire du clan Hyffar, faire le siège de la Tour-Blanche, tuer le faux prophète et ramener sa tête à l'Empereur. Notre Empire possédant un accès direct aux terres hyffaroises, nous n'avions même pas à nous soucier d'offenser d'autres clans en faisant passer notre armée sur leurs terres. Sauf que rien ne s'était passé comme prévu.
- Docteur Gallri ! Comment se fait-il que les clans des Plaines Suspendues se soient tous ligués contre nous ? Comment se fait-il que vous, soi-disant le plus grand spécialiste des peuples des Plaines de l'Empire, n'ayez pas été capable de le prédire ?
Le pauvre hère avait sursauté lorsque le maréchal l'avait interpellé. Sa mise soignée d'érudit jurait désagréablement au milieu de nos vêtements de guerre. Il était parfaitement conscient que, si notre armée se repliait, sa tête serait une des premières que notre Empereur ferait tomber. Je le plaignais un peu. Seulement un peu. Il nous avait suffisamment traité de haut ces derniers mois pour qu'il me soit des plus antipathiques. Mais en même temps, personne n'aurait pu prévoir que le faux prophète eut gagné tant d'influence en si peu de temps.
- Euh... Hum ! La situation dans laquelle nous nous trouvons est tout à fait inhabituelle et remet en cause tout ce que nous pensions savoir de cette civilisation. Cependant, et comme je le disais à Monsieur Klarval avant que vous n'arriviez, Ab esse ad posse valet, a posse ad esse non valet consequentia...
Le Docteur m'avait nommé sans se référer à mon grade. En d'autres temps et d'autres lieux, je l'ai rossé pour cette impertinence. Monsieur Klarval... Non mais je vous jure.
- Fermez-la ! J'en ai assez de vous entendre théoriser dans le vide ! Il nous faut des solutions ! Comment peut-on briser l'unité des clans ? Et qui sont ces foutus chanteurs en toges blanches et comment les élimine-t-on ?
Ah. Nous n'avions pas mis longtemps à y parvenir. Je pensais que le maréchal avait raison de mettre ce sujet sur la table. Notre victoire dépendait de notre capacité à adresser cette question, j'en étais convaincu.
En effet, même unis, les clans ne pouvaient rêver rivaliser avec la puissance impériale. Nous étions cinq fois plus nombreux et notre armée passait pour la meilleure du continent. A aucun moment ces guerriers regroupés à la va-vite auraient dû nous donner du fil à retordre. Cela aurait dû être, au pire, un simple contretemps. Mais non. Ils se battaient avec une férocité animale parfaitement effrayante et déjouaient avec une facilité déconcertante toutes nos stratégies militaires. Et j'étais intimement convaincus que les Toges Blanches n'y étaient pas pour rien. Je ne le montrai pas, mais je fus soulagé de voir qu'il n'y avait pas que moi que le sujet inquiétait. Ce n'était pas simplement un accès de paranoïa de ma part.
- Ah, Hum ! L'existence des "Toges Blanches", comme nos troupes les appellent, a été théorisée il y a plus de deux cents ans par Magnus Erlirrien. Mais jusqu'à maintenant nous n'avions aucune preuve tangible de leur existence. Nous faisons face à un évènement tout à fait inédit. Par ailleurs, si nous nous référons aux travaux de Erlirrien et de ses disciples, tels que par exemple Rithail...
Le visage du maréchal était pour le moins éloquent. Le Docteur compris qu'il était préférable d'abréger.
-... Hum ! Selon les légendes claniques, il s'agirait d'envoyés des Dieux et ils sont vénérés comme tels. Ils passent leurs vies entières à chanter dans une langue inconnue de tous. Ces chants sont censés catalyser la volonté des Dieux et la matérialiser dans notre monde. Les habitants des Plaines les appellent les "Triggad Saraï", ce qui pourrait se traduire très grossièrement par "vecteur de puissance".
- Et qu'est-ce qu'ils foutent alors sur le champ de bataille ces margoulins ?
- J'imagine qu'ils font exactement ce que leurs noms indiquent. Ils insufflent la puissance de leurs Dieux à leurs guerriers. Ou ils l'abattent sur nos troupes. Ou les deux. Le résultat étant au final peu ou prou le même.
C'était donc ç... Le fil de ma pensée fut coupé par le rire tonitruant du maréchal.
- Quoi ? Vous êtes en train de me dire qu'on est en train de perdre cette guerre parce que les clans des Plaines ont amené leurs chantres avec eux ? On est en train de perdre contre un putain d'effet placebo ?
C'était à ce genre de réflexion que l'on comprenait que le maréchal était resté éloigné des combats ces derniers jours. Cet état de fait se justifiait pleinement par sa position hiérarchique mais n'était pas de nature à lui attirer la sympathie des troupes. Je me permis de répondre.
- Ce n'est pas un effet placebo.
- Quoi ? Vous ? Klarval ? De tous mes généraux, j'étais loin de me douter que vous étiez le plus superstitieux !
Il rit de sa boutade. Je ne répondis rien. Je me contentai de le regarder fixement. Toutes les personnes présentes sous cette tente et ayant foulé le champ de bataille récemment le regardèrent fixement. Il eut la décence de se sentir gêné. J'agrippai mes genoux afin d'empêcher mes mains de trembler. Heureusement que j'étais assis. On ne distinguait pas le tic nerveux qui agitait ma jambe sous la table.
Les évènements de la veille me revinrent en mémoire avec une netteté effroyable. Une charge de cavalerie vouée à l'échec, mes hommes qui tombaient les uns après les autres, les guerriers claniques rouges de notre sang, et ce chant qui nous vrillait les tympans...
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