Perdre la guerre - 3/4

 "Pas un pas de plus !

- Veuillez m'excuser, mais nous avons des informations d'une extrême importance à vous communiquer. 

Il ne s'exprimait pas dans notre langue. Ni dans le dialecte des Plaines. Les mots qui sortaient de sa bouche n'appartenaient à aucun langage humain. Mais nous comprenions ce qu'il disait. Et nous comprenions qu'il nous était supérieur. Que nous n'étions que des fourmis et que nous devions sa visite qu'à sa magnanimité. Je me concentrai sur l'odeur de l'urine qui imprégnait mes chausses. C'était le moyen le plus efficace que j'eus pu trouver pour rester ancré dans l'instant présent et ne pas paniquer. 
Contrairement à beaucoup d'autres autour de la table, je parvins à garder mon calme. Un calme relatif, certes, mais tout de même. Beaucoup de mes confrères commençaient à jeter des coups d'œils affolé à leurs voisins. 
Le Triggad Saraï jouait avec nos nerfs. Il dégageait une aura d'effroi. Une peur indicible, trop profonde pour être rationnelle, tentait de s'insinuer en moi. Je m'efforçai de la repousser. Je me concentrai sur l'odeur de mon urine.
A quelques pas de moi, le sergent Ytt poussa un cri suraigu et tomba à terre, évanoui. Un mouvement de panique secoua toute la salle. Peu de personnes semblaient réussir à ne pas paniquer. Le Docteur s'en sortait pas trop mal.
A vrai dire, le seul à rester droit dans ses bottes semblait être le maréchal. Son manque total d'imagination jouait en sa faveur. Il fit semblant de ne pas remarquer l'état d'affolement dans lequel nous nous trouvions.

- Parlez donc ! Je n'ai pas de temps à perdre en palabres. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, nous sommes en plein Conseil de guerre.

- Votre camp se trouve actuellement au-dessus de la Grande Fosse. Et ce soir est une nuit d'Ancrage.

- Quoi ? Qu'est-ce que c'est que ce charabia ? Docteur ! Venez me faire la traduction ! 

Le Docteur sursauta à l'appel du Maréchal. Mais il répondit du tac au tac. Il résistait étonnamment bien à l'influence du Triggad Saraï. Mieux que la plupart des soldats présents sous cette tente. Connaissait-il de par ses lectures des moyens de se prémunir ? Il aurait fallu que je lui demande une fois la Toge Blanche partie.

- Hum ! La Grande Fosse est un lieu maintes fois cité dans les légendes des Plaines et serait l'endroit où Vrillja, Maîtresse incontestée du Panthéon des Dieux des Plaines, a enterré vivants ses fils et filles après que ces derniers aient tenté de l'assassiner lors de l'épisode de la Révolte. Il y aurait d'enterrés dans la Grande Fosse deux cinquante-six Dieux mineurs et quasiment autant de demi-Dieux.

- Deux cent cinquante-huit Dieux, trois cent trois demi-Dieux et approximativement dix milles Héros, corrigea bien inutilement le Triggad Saraï.

- Et alors ? Qu'est-ce que j'en ai à foutre ?

- Hum... Hum ! Mon maréchal, savez-vous ce qu'est une nuit d'Ancrage ?

- Bien sûr que je le sais ! Tu me crois ignare au point de ne pas savoir pourquoi les Plaines Suspendues s'appellent ainsi ?

- Hum ! Et bien la Grande Fosse, de par la puissance qu'elle recèle, est un point d'Ancrage. Le plus important de tous, pour ainsi dire. C'est donc un lieu plus que propice à l'apparition d'une Colonne.

- Et alors ? Au risque de me répéter, qu'est-ce que j'en ai à foutre ? On fermera les yeux le temps que ça dure !

Le Triggad Saraï émit alors un son guttural qui, à mon avis, était un rire. Un rire franc. La réflexion de notre maréchal l'amusait véritablement.

- Si c'est seulement tout était aussi simple, maréchal.

- Hum. Mon maréchal, si vous me permettez, toutes les sources s'accordent à dire que rester sous une Colonne rend irrémédiablement fou. Nous perdrions l'armée entière en une seule nuit.

- Et c'est pour cela que nous sommes venus vous prévenir, conclut la Toge Blanche, d'un air plus que suffisant. Nous souhaiterions éviter des morts inutiles.

Le maréchal fixa intensément le Triggad Saraï. Je parvenais presque à percevoir le cliquetis des rouages de sa réflexion.
Son premier réflexe fut, à coup sûr, de considérer que la Toge Blanche bluffait. Nous n'avions aucun moyen de vérifier si la nuit prochaine serait réellement un nuit d'Ancrage. Les récentes batailles nous avait obligé à céder du terrain et notre camp actuel bordait les rives de la Pridoine. C'était littéralement notre ultime bastion. Car reculer encore impliquerait de traverser le fleuve et jamais, au grand jamais, nous réussirions à le refaire traverser une troisième fois à nos troupes. Lever le camp aujourd'hui signifierait  perdre irrémédiablement la guerre. Il était donc tentant de voir dans la démarche du Triggad Saraï un moyen de nous vaincre sans combattre. Mais la démarche avait peu de sens. Leur armée nous surpassait. Encore une ou deux batailles et nous aurions été obligé de capituler. Quelles raisons poussaient les clans des Plaines à risquer la vie de trois Triggad Saraïs ? Alors même que leur victoire eut été assurée ?
Le maréchal réfléchit donc aux autres motivations qui auraient pu pousser l'ennemi à entamer une telle démarche. L'écuyer les avaient décrits comme étant "vachement stressés". Il devait y avoir une raison. Et si ce sont des Triggad Saraï qui sont venus nous apporter la nouvelle au lieu d'une délégation de chefs de clan, c'est qu'il y avait forcément un raison. L'aura d'effroi du Triggad Saraï irradiait, aussi aveuglant qu'un soleil de noirceur. Mes semblables avaient perdu toute capacité de réflexion. J'avais moi-même du mal à me concentrer. J'y vis une manœuvre de sa part. Il nous empêchait de réfléchir correctement.
Certains soldats s'étaient uriné dessus. Vu l'odeur qui régnait, il devait même y en avoir un qui avait déféqué. Dans un sens, tant mieux. Me focaliser sur la puanteur ambiante m'empêchait de paniquer. Seul le maréchal semblait conserver toute sa présence d'esprit. Je bénissais notre Empereur d'avoir mis à notre tête peut-être la seule personne au monde à ne pas être influencée par le pouvoir des Plaines.

- Vous ne nous dites pas tout. Mais laissez-moi deviner. Mes soldats ne vont pas simplement devenir fous, n'est-ce pas ? Ils vont se faire posséder par les esprits des morts, hein ?...

Le Triggad Saraï pâlit à vue d'œil. Le maréchal avait vu juste du premier coup.

- Et qu'est-ce qui est plus menaçant qu'une armée impériale, hein ? Laissez-moi deviner ! Une armée impériale dotée de pouvoirs divins ! Et bien alors ? Votre bien-aimée Vrallja aurait-elle peur d'une nouvelle Révolte ? N'a-t-elle plus suffisamment confiance en son pouvoir ? Hein ?

- Mais ! Mais ! Vous mourrez !

- Grand bien me fasse ! Si je retourne à la capitale la queue entre les jambes et sans vous avoir combattu, ce sera le billot qui m'attendra ! Non, je préfère encore mourir en sachant que mon corps peut contribuer à votre défaite !

Le Triggad Saraï était à deux doigts de paniquer. Le comportement du maréchal avait effacé son petit sourire suffisant de son visage. Maigre victoire, mais victoire tout de même.

- Vous ne comprenez pas ! Ils ne s'arrêteront pas à la Tour-Blanche, ils... 

Le maréchal tira son épée vint la placer sous la gorge de la Toge Blanche. A aucun moment je n'aurais pensé à réaliser un tel geste. Preuve en est que le pouvoir des Plaines avait une influence sur moi. Notre maréchal était trop obtus pour une chose telle qu'une "aura" pût avoir un quelconque effet sur lui. Par ailleurs, même si ce n'était pas un grand guerrier, il savait manier l'épée. Trancher une gorge ne le dérangeait aucunement. Et il avait le sang chaud, notre maréchal. A la place du Triggad Saraï, je commencerai à m'inquiéter. 

- Laissez-moi deviner, ces Dieux vengeurs décimeront tous les habitants des Plaines Suspendues à la mineure exception de ceux qui n'ont cessé de les vénérer ? 

- Oui ! Et... 

Sa tête roula par terre.

- Et un de moins. Je vais rejoindre le capitaine Jih et réduire de deux Toges Blanches supplémentaires les effectifs ennemis. En attendant, RESSAISSISSEZ-VOUS ET NETTOYEZ-MOI CETTE TENTE, BORDEL !

Et il sortit, l'épée au clair, en maugréant quelque chose à propos de notre prétendue sénilité. Le Triggad Saraï mort, mes semblables reprirent leurs esprits, honteux et confus devant ce qui venait de se passer. 
Nous obéîmes aux ordres de notre maréchal sans discuter.

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