Faire ce qui est juste - Partie 2

 Kae goûta le contenu de son gobelet. La boisson qu'Hogdar leur avait servi était une vaine reproduction du Pfel, une des boissons les plus bues en Yorn. Le Pfel était une boisson fermentée réalisée à partir de pommes non récoltées mais récupérées au sol pendant les mois les plus froids de l'Hiver. Ces pommes flétries et gelées, une fois correctement fermentées et leur jus distillé selon un savoir-faire ancestral, donnaient un alcool très puissant et parfumé qui étaient apprécié de toutes les classes sociales yornienne.
Ce que Kae avait dans son verre... était fait à base de pommes, cela était certain. Mais à base de belles pommes ramassées à maturité, sucrées et juteuses. La fermentation avait été mal menée et il n'y avait pas eu de distillation. Le breuvage pétillait légèrement et le tout était agréable en bouche.
Adieu l'amertume, l'acidité et la force des pommes gelées du Pfel et bonjour la suavité, la douceur et la pétulance de... cette chose. Kae reposa son verre avec la ferme intention de ne pas en boire une goutte de plus.
Son humeur ne s'était pas améliorée. Hogdar, celui que beaucoup de prêtres novices adulaient comme une légende, un héros de Temps ancien, n'était qu'un homme ayant mal vieilli, ne prenant plus aucun soin de sa personne et dépérissant dans un coin perdu du Cryfandir. Pathétique.

Il observait Hogdar, qui prenait un plaisir visible à se délecter de la boisson qu'il venait de se servir. Il finit par reposer son verre et regarda Kae droit dans les yeux.

- Il y a des choses que tu dois savoir, que je dois te transmettre.

Ne se départant pas pendant un seul instant de sa voix glaciale et méprisante, Kae répondit.
- Parle.

- Que raconte-t-on à mon sujet au Temple ? Que sais-tu de mon histoire ?

Kae soupira. Cet ancien Solitaire ne cessait de tourner autour du pot, de répondre aux questions par d'autres questions. N'ayant pas de réelle idée sur ses intentions, Kae décida de rentrer dans son jeu. Toutes les informations sont bonnes à prendre. Même si elles obligent à discuter avec un vieux prêtre sénile et radotant. Tant qu'on ne l'obligeait pas à reboire de ce simulacre de jus de pommes, tout irait bien. Il radoucit légèrement sa voix mais son humeur demeura exécrable.

- Tu es un des rares Solitaires à avoir réussi à atteindre la Porte. Tu as mis hors d'état de nuire le dernier des Golems qui tenait encore debout. Puis Orig est arrivé. Il t'a montré le futur. Un futur dans lequel Liofa, celle que tu avais décidé d'aimer, mourrait prématurément pendant le siège de sa ville. Alors, en totale contradiction avec les enseignements du Triumvira, tu as fait demi-tour pour Castedel. Pour aller sauver Liofa. A ton arrivée, la ville était assiégée. Alors, avec un empressement contre-productif, en usant de ruse et de discrétion, tu as mis en déroute les assiégeants. Tu as tué leurs généraux et principaux chefs, tu as empoisonné leur point d'eau, etc... Tes sabotages ont forcé l'armée à se retirer en moins de deux semaines.

Ce n'est qu'après que tu aies commit tes méfaits, en parcourant les charniers que tu avais toi-même créé, que tu t'es rendu compte que les assaillants étaient en fait des soldats l'armée régulière de Lintru le Bon. Tu venais de donner Castedel aux séparatistes kyurrois. Ces derniers fêtèrent leur victoire en violant et tuant les derniers Castedelais de noble souche encore vivants. Dont ta chère et tendre Liofa. Lorsque tu compris que le futur que t'avais montré Orig était une prophétie et que tu avais fait devenir réalité par la seule force de tes actes, tu devins fou et tu te suicida sur le champ.

Hogdar secoua la tête d'un air triste.
- Tout cela a beau s'être passé il y a près de 3 000 ans, ces évènements sont encore vifs et douloureux pour moi. Le temps n'efface pas toutes les blessures. Quant à ta version de mon histoire... et bien... nous ne sommes pas loin de la vérité.

Il se resservit un verre, l'avala cul-sec puis continua.
- Deux choses uniquement sont erronées dans cette histoire. La première, ce n'est pas pour Liofa que je suis retourné à Castedel. Elle n'était qu'une mortelle, destinée à ne vivre que 100 ans, au mieux, en ce monde. Il aura été idiot pour moi de m'y accrocher. Non, j'y suis retourné pour Jillo. Mon fils. Ma relation avec Liofa avait donné naissance à cette petite créature et, à mon corps défendant, je ne pus que m'y attacher. J'aimais mon fils, Kae. J'aurais pu mourir pour lui. J'aurais fait n'importe quoi pour lui. Même désobéir à ȽɤɧϠ. Mais au final, ça ne change en rien l'histoire. Il a aussi été violé et tué par les kyuorrois. Il avait 13 ans.
Hogdar avait vraiment l'air triste et abattu. Cependant, il ne fallait pas qu'il compte sur Kae pour compatir en quoi que ce soit.
- La deuxième, c'est que je ne me suis pas suicidé. Tu t'en doutais je suppose. Mais ce n'est pas passé loin... Il releva la tête.

- Je suis devenu fou, Kae. Complètement fou. Au moment où j'ai retrouvé le corps de Jillo que ces fils de putes avaient balancés au pied des remparts, j'ai craqué. Et je ne peux rien te dire de plus. Les 500 ans qui ont suivis restent pour moi qu'une immense zone de flou. Encore aujourd'hui, je ne sais pas avec exactitude comment j'ai vécu pendant ces années. J'ai le vague souvenir d'avoir dormi dans le nid d'un Vigile des cimes. J'ai erré, plus mort que vivant... Oui... L'histoire telle que tu la connais n'est pas si éloigné de la vérité que cela.
Et, de l'opinion de Kae, ces évènements lui avaient laissés quelque séquelles. Hogdar n'avait plus toute sa tête, ça se voyait tout de suite. Par ailleurs, toute cette histoire n'était que moyennement intéressante et Kae n'en avait pas grand-chose à faire. On ne détourne pas un Solitaire de la Cause pour lui raconter ses pérégrinations. Hogdar le savait pertinemment. Il avait quelque chose d'important à lui transmettre. Mais il ne cessait de tourner autour du pot.

- C'est Rappa qui m'a retrouvé et qui m'a soigné. Tu sais qui était Rappa ?

- Quarantième Solitaire, choisie parmi les disciples de la Prophétesse, disparue lors de sa traversée des massifs volcaniques de Tryupla. Certains de ces volcans explosifs étaient encore actifs à l'époque. On a supposé qu'une éruption soudaine l'avait surprise. Je connais les enseignements du Temple. As-tu oublié qui je suis ?

Hogdar leva les mains en signe d'apaisement.
- Tout doux, tout doux. Je sais qui tu es. Et tu as parfaitement appris ta leçon. Néanmoins, laisse-moi étayer tes connaissances. Elle est morte en tombant dans une rivière de lave. Et c'est moi qui l'aie poussé.

Une lueur s'alluma dans le fond des yeux de Kae et un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres. Ainsi, Hogdar se souvenait des règles du Triumvira. Ça tombait plutôt bien, puisque Kae connaissait aussi ces règles et ne craignait pas de les faire respecter.
- Je vois à ton visage que mes motivations pour avoir poussé Rappa ne te sont pas inconnues. Oui. Rappa, en me soignant, respectait les principes de la Prophétesse qu'elle avait servi pendant bien des années avant de devenir la disciple de ȽɤɧϠ. Elle n'a jamais su à qui elle prodiguait ses soins. Mais ils furent efficaces et m'aidèrent à recouvrir la raison. Quand je fus de nouveau conscient de qui j'étais et qui elle était, je n'avais pas d'autre choix que de la tuer...

Kae resta assis mais se repositionna de telle sorte qu'il puisse, d'une simple détente de ses jambes, se retrouver hors de portée des mains d'Hogdar. La discussion prenait une tournure intéressante.
Kae connaissait les règles du Triumvira. Entre autres choses, celles-ci stipulaient qu'il ne pouvait n'y avoir qu'un seul Solitaire.
Il était dit que lorsque ȽɤɧϠ sortira de sa prison et retrouvera l'intégralité de ses pouvoirs, tout le monde pourra se lier à lui. Alors, tous les peuples du monde seront unis sous la tutelle de son esprit bienveillant et le monde sera alors en paix.
Cependant, ȽɤɧϠ était toujours retenu au Temple et ne pouvait lier son esprit qu'à une unique personne. Cette personne était le Solitaire. Lorsque le lien se rompait, ȽɤɧϠ choisissait de nouveau un prêtre avec qui se lier. De fait, il ne pouvait y avoir qu'un seul Solitaire.

La Rupture survenait très souvent de manière involontaire. La plupart du temps, le Solitaire mourrait simplement et son esprit disparaissait. Mais la Rupture pouvait aussi survenir dans des circonstances plus particulières. Dans le cas d'Hogdar, il n'était pas très compliqué de deviner que le lien s'était rompu au moment où il avait sombré dans la folie. Son esprit n'était alors plus en état de maintenir un lien psychiquement aussi éreintant. La Rupture pouvait donc avoir lieu sans que le Solitaire, renommé alors le Délaissé, ne meurt.

ȽɤɧϠ n'exigeait pas de ses Solitaires de partir à la recherche des Délaissés. Néanmoins, lorsqu'ils en rencontraient un, Il était inflexible. Il fallait que le Solitaire mette à mort le Délaissé. Les Solitaires étant habituellement des fanatiques au service de la Bête divine, exécuter ce genre d'obligation ne posait pas plus de problèmes que cela. Les Délaissés se laissaient rarement faire mais ne faisaient jamais le poids devant les nouvelles recrues.
Kae, pour sa part, n'était pas aussi convaincu que ses prédécesseurs de la nécessité de la mise à mort des Délaissés. Ce n'était pas qu'il remettait en cause la sagesse de ȽɤɧϠ, mais... il y avait quelques commandements avec lesquels il n'avait jamais été réellement d'accord. Depuis les incidents qui avaient menés à la disparition de Minos, Kae avait appris à enfouir profondément ses doutes qui le rongeaient quant au bien-fondé de la Cause et des ses corollaires. D'ailleurs, il avait tellement bien réussi à cacher sa défiance qu'il avait réussi à induire ȽɤɧϠ en erreur et devenir son Solitaire.

Kae n'avait jamais eu l'intention de tuer Hogdar. Néanmoins, il n'avait pas non plus l'intention de mourir dans ce trou à rats. Et si Hogdar souhaitait se battre, il avait trouvé son prêtre.

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