Elle se réveilla sur les coups de 14h. Elle avait passé sa nuit à mater des films, des blockbusters comme des nanards, et ne s’était couché que sur les coups de 7h du matin. Elle adorait ses vendredi et samedi soirs pour ça. Elle s’étira tout en restant allongée bien au chaud sous sa couette. Cela faisait un petit moment qu’elle se demandait si elle ne devrait pas changer sa vidéothèque. Elle regardait toujours les mêmes films, elle le savait. Sa collection datait de ses 20 ans et elle n’y avait rajouté aucun film depuis. Il y a certainement des films récents qui valaient la peine de figurer parmi ses films préférées, non ?
Plus motivée que jamais, elle tendit son bras et tâtonna dans le noir à la recherche de son portable. La lueur blafarde de son écran de veille lui agressa la rétine. Elle ouvrit une page Google et resta le doigt suspendu au-dessus de son clavier, indécise sur les termes de la recherche.
C’est fou ça. On a littéralement
accès à toutes les informations du monde de nos jours mais pour accéder réellement
à celle que l’on cherche, il faut un putain de doctorat en recherche Google.
Comment faire pour trouver en quelques clics les noms des films que, elle,
apprécierait ? Comment faire pour être sûre qu’elle ne soit pas obligée de
mater une quantité inimaginable de bouse cinématographique avant de tomber sur
un film correct ? Elle fit quelques essais. « Meilleurs films des dix
dernières années », « Films comme Jurassic Park », « films
bien », « Bordel Google tu voudrais pas y mettre un peu du
tien ? »… Rien de concluant. A part peut-être un film avec des
tornades et des requins…
Elle laissa son portable à côté
d’elle. Tant pis, elle continuera de regarder les même films encore et encore.
Elle ne s’est pas encore lassé. Elle passera encore pour une conne à la
prochaine soirée où elle ira. Les poufiasses de service s’en donneront à cœur
joie : « Kôaââ ?!! T’as jamais vu *insérez le nom d’un film avec
un acteur avec une belle gueule et une histoire d’amour un peu chelou où il est aussi question
d’instruments bizarres* ??? Ah nan quoi faut ab-so-lu-ment que tu le
regardes ! On squatte chez toi la semaine prochaine et on se le regarde,
okaay ? ». Non mais à quel moment cette meuf qu’elle ne connait même
pas ose s’inviter chez elle de la sorte ? Le regard qu’elle lui avait
lancé avait valu toutes les explications du monde. Et c’est pourquoi elle avait
pu mater ses classiques, tranquille pépère, la nuit dernière. Bon allez, on
choisit les films pour la nuit prochaine et on bouge ses fesses de ce lit,
aussi moelleux qu’il puisse être !
Elle fit un roulé-boulé sur son
lit, emportant avec elle sa couverture et arc-bouta son torse par-dessus le sol
de sa chambre, les jambes toujours sur le lit, pour pouvoir ramener vers elle
la pile de DVD qui traînait par terre. Elle mit la main sur la pile et
sursauta. Un pied, même deux pieds, poilus et nervurés, agitaient nerveusement
leurs orteils à côté des DVDs. Elle devint blême et se mit à trembler. Elle
n’avait pas besoin de lever la tête pour savoir qu’il était nu, qu’il avait une
érection et qu’il la matait, la bave aux lèvres.
Elle recula aussi vite que sa
position le lui permettait et se pelotonna dans son lit, sous sa couverture,
mais les yeux toujours fixés sur lui. Cet être perfide semblait prêt à
n’importe quelle bassesse et le perdre des yeux était bien la dernière chose à
faire. Sa réaction l’amusa, il prit un certain plaisir à voir qu’il lui faisait
de l’effet. Pas exactement celui escompté, certes, mais c’était un bon début.
Il été effectivement nu, avait une érection et la matait la bave aux lèvres,
mais contrairement à la plupart du temps, il ne se branlait pas. Il avait
vraiment dû abimer son frein la dernière fois. Ses yeux brillaient d’une lueur
sombre, de celle qu’un marais détrempé peut avoir un soir de lune. On n’avait
pas vraiment envie de s’y plonger. Les bras ballants, il semblait attendre
quelque chose de sa part. C’est ça. Il avait la position du prédateur, sûr de
lui, qui attendait juste que sa proie fasse l’erreur qu’elle n’éviterait pas de
faire. Tôt ou tard. Il avait toute sa journée devant lui et une seule chose à
faire : surveiller sa proie.
Il fait un pas vers le lit. Un
minuscule pas. Presque imperceptible. Mais il le fit, aucun doute la dessus.
Elle fût prise d’une sueur froide. Jamais il n’avait encore décollé ses pieds
du sol ! Il se contentait de la regarder et de se branler à une bonne
distance normalement ! Elle cria. Ce fut plus fort qu’elle. Un cri très
bref, un mélange indescriptible de surprise et de peur.
Cela sembla lui suffire. Il sourit.
Vision la plus abominable qu’il lui ait jamais été donné de voir. La chasse aux
bébés phoques, c’est kawaï à côté de ça.
Il disparut.
Il fallait qu’elle sorte. Elle
commençait à étouffer dans ce trois pièces jamais aéré ! Elle enleva le
T-shirt taille XXXL qui lui servait de pyjama, enfila le premier jean qu’elle
trouva au-dessus de la pile, un T-shirt qui trainait sur une chaise et une
paire de chaussettes qui devait pourrir par terre depuis au moins trois
semaines et sortit en trombe de son appartement. Une fois sur le palier de son
immeuble. Elle respira un grand coup. L’air frais lui fit extrêmement de bien.
Bon, d’un point de vue purement clinique, elle se rendait bien compte que
respirer de la sorte en pleine ville était équivalent à se fumer trois paquets
de cigarettes coup sur coup, mais c’était frais et lui permit de remplacer dans
ses poumons l’air vicié par sa vision de son appartement par l’air vicié par
les pots d’échappements du reste du monde. Elle se mit à marcher sur le
trottoir, sans but précis, si ce n’est qu’elle voulait voir quelque chose de
beau, quelque chose qui puisse lui faire oublier sa vision, sa vie, et tout le
reste.
Elle avait toujours été une grande
poète dans l’âme. Déjà toute petite, dès que Mme Legrand leur avait montré ce
qu’était une poésie (et elle leur avait déclamé du Verlaine, excusez-moi du
peu !), elle s’était mise elle-même à écrire des poèmes. Sa prose n’avait
jamais cassé trois pattes à un canard, elle s’en rendait bien compte, mais ça
lui était égal. C’était l’acte qui comptait. Ce geste cathartique qui lui
permettait d’oublier le reste. Se concentrer sur la prochaine rime, le rythme
global, les allitérations et les assonances, permettait de gommer le monde à ses
yeux. Pendant l’espace d’une heure ou deux, seuls sa feuille griffonnée et son
stylo mâchouillé existaient. Et c’était beau. Elle ressortait de ces transes
poétiques exténuée, sans plus aucune volonté, mais heureuse. Bien évidemment,
ça ne durait jamais longtemps. N’importe quelle bourrasque importune venue de
l’extérieur était capable de bouleverser ce fragile équilibre qui l’avait mené
à cette béatitude acquise à la pulpe de ses doigts et à la sueur de son front.
Et c’est pour ça qu’elle devait recommencer.
Elle gardait ses
« œuvres » dans un tiroir de sa chambre. Un de ses premiers petits
copains, lorsqu’elle était encore au lycée, était tombé sur ce fameux tiroir en
fouillant dans sa chambre alors qu’elle était sortie de sa chambre pour aller
leur chercher des gâteaux dans la cuisine familiale. La vérité était qu’il
cherchait à lui voler un sous-vêtement qu’il aurait pu brandir comme trophée
auprès de ces potes. Il en avait lu quelques-uns et s’était moqué d’elle. Il
l’avait traité de cul-cul. Elle lui avait foutu une tarte légendaire et avait
pleuré enfermée dans sa chambre deux jours de suite. Elle en était même tombée
malade. Il lui avait fallu plus d’un an pour avoir de nouveau le courage
d’écrire.
L’enfer, c’est toujours les autres.
C’est pour ça qu’on est mieux seul avec soi-même.
Elle était arrivée devant les
grands magasins. Ses yeux l’avaient guidé vers ce qui brillait, mais ce n’était
clairement pas de l’or. Ne jamais avancer en se laissant guider uniquement par
ses yeux. Les vitrines vomissaient des sacs minuscules mais pourtant
hors-de-prix (c’est du cuir de cul de Leprechaun à ce prix-là, il n’y a pas
d’autre explication !), des carrés de soies tout aussi cher. Il y avait
aussi tout un tas de camelotes, moins chers, pour que la ménagère de moins de
cinquante l’œil attirée par l’achalandage de luxe ne repartes pas d’ici sans
avoir au moins laissé un peu de son argent qu’elle gagnait en récurant les
chiottes de ceux qui avaient de quoi s’acheter le sac en peau de Leprechaun. La
ménagère pouvait donc gaspiller son argent dans une breloque qui aurait pu
nourrir pendant deux jours ces deux gamins crevant la dalle et ça s’appelle le
pouvoir d’achat et c’est une invention magnifique, oui monsieur. Le pire dans
tout ça, c’est qu’elle gagnera l’approbation des autres ménagères de moins de
cinquante ans par cet achat. Ce qui l’incitera à réitérer ce genre d’achat
inutile et dangereux. Chapeau bas aux mecs des lobbys et du marketing quand
même. Il faut savoir s’avouer vaincu devant ces champions de la lobotomisation
de masse. L’éclairage de la vitrine devant laquelle elle était restée bloquée
clignotait. Par à-coups, la vitrine lui renvoyait son reflet. Des personnes la
bousculaient à droite et à gauche pour admirer le chapeau en poils pubien de
rhinocéros affiché sans prix dans cette même vitrine. Mais elle ne voyait rien.
Ni les gens, ni le chapeau. Juste son reflet, par intermittence. Elle était
aveugle, par intermittence. Pourquoi elle n’arrivait pas à déchiffrer
l’expression que ses yeux lui renvoyaient ? Elle secoua vigoureusement la
tête. Elle voulait voir quelque chose de beau aujourd’hui. Ce n’est pas en
restant devant ce magasin qu’elle y parviendra. Les mains dans les poches
arrière de son jeans, elle se remit en marche.
C’est à ce moment-là que, du bout
de ses doigts, elle se rendit compte qu’elle avait oublié de mettre une culotte
en s’habillant. Et maintenant qu’elle y pensait, elle n’avait pas de soutifs
non plus. Bon, pas grave. Ses seins étaient assez petits et fermes pour tenir
tout seul (à condition qu’elle ne se mette pas à courir) et le fait de porter
son jeans, relativement moulant, sans sa culotte ne fera que souligner le galbe
onctueux de son fessier. Elle sourit.
Elle avait vraiment pensé à
l’adjectif « onctueux » pour qualifier son beau p’tit cul. Oui, il
n’y a pas à dire, c’était une grande poète dans l’âme. Son téléphone vibra et
émis un cri de vélociraptor. C’était un de ses « bouche-trous »
régulier. C’était un bobo qu’elle avait attrapé à l’époque, un peu par ennui et
surtout parce qu’il avait des places pour la finale de championnat de foot.
C’était donc un mondain qui l’invitait à un vernissage mondain dans un quartier
mondain. Il y était déjà et il avait acheté une des « œuvres »
présentée et fallait absôlûmeent qu’elle vienne la voir. C’était un SMS mais
elle arrivait à entendre sa voix dans ses tournures de phrases. Il essayait de
l’entraîner dans un traquenard au bout duquel il espérait la culbuterait, elle
le savait bien. Mais il n’y aucun mal à se faire culbuter, d’autant plus s’il
paye sa tournée de champagne. Et puis elle voulait voir du beau. Peut-être que
il y aurait du beau parmi les « œuvres ». Croisons les doigts avant
d’avoir à écarter les jambes.
Ce n’était pas spécialement à côté
d’où elle se trouvait. Le métro était la solution la plus rapide et la plus
évidente pour se rendre là-bas mais cela la rebutait au plus haut point. Ça
faisait maintenant 4 mois qu’elle avait décidé de ne plus mettre les pieds dans
ces bas-fonds sordides et elle ne s’en portait que mieux. Ce n’était pas
aujourd’hui où elle allait remettre en cause ses habitudes. Premièrement, ça
pue la pisse, deuxièmement c’est sous terre et les néons blafards et/ou
clignotants n’aident en rien à oublier cet état de fait, troisièmement se
tasser contre des gens que l’on ne connaît pas et qui puent la sueur ce n’est
pas sa tasse de thé, encore plus lorsqu’une fois sur trois on tente de lui
mettre la main au panier, quatrièmement elle n’aime pas ça et elle n’a pas à se
justifier, bordel de merde ! Elle irait à cette expo à pieds, tant pis si
ça doit lui prendre 45 minutes.
Elle mit exactement 27 minutes.
C’est qu’elle avait de grandes jambes.
Il ne l’attendait plus vraiment et
à la couleur de ses joues, il avait déjà écoulé quelques caisses de Dom
Pérignon. Il était en train de fixer, dans une sorte de transe extatique, un
tableau qui devait lui sembler magnifique. Ou alors il était juste complètement
imbibé et il vacillait sur ses jambes avec un air hagard en alpaguant de façon
fort peu discrète le tout-venant pour lui signifier que ce tableau était la
future Joconde. Plus on y pensait, plus la deuxième option paraissait être la
plus probable. Le tableau n’était pas si beau que ça mais il se laissait
regarder. Mais si son plan-cul était resté bloqué devant, c’est parce que
c’était le tableau qu’il avait acheté.
Elle le connaissait assez bien pour savoir que son égocentrisme lui
interdisait de vanter des toiles qui ne lui appartenaient pas. Il ne fallait
pas non plus un doctorat en sciences sociale pour se rendre compte de ça. Le
prix était encore visible à côté du tableau. Bien évidemment qu’il n’avait pas
enlevé cette étiquette. A quoi sert d’acheter des tableaux si on ne peut étaler
par la même occasion son argent aux yeux du monde ? Tant de tournées
de champagne et de billets de finale de championnat gaspillé dans un morceau de
toile mal dégrossie et peinte par un étudiant en art (le peintre avait 37 ans en
réalité. Mais il se considérait lui-même comme un étudiant. « On ne finit
jamais d’apprendre », tout ça, tout ça. Ça faisait partie du folklore.
Elle n’était pas si loin de la vérité.)… Quel gâchis. Rien de beau ici non
plus. Elle repartit sans qu’il eût même remarqué qu’elle était arrivée.
Heureusement qu’on l’avait laissé entrer sans payer. Elle aurait été dégoûtée
sinon.
Elle repartit sur les trottoirs
sales de sa ville, dépitée et malheureusement décidée à rentrer chez elle. Elle
en avait au bas mot pour 1h30 de marche dans cette pollution de tous les
instants. Quelle après-midi pourrie. Elle enfila ses écouteurs et mis du
Vivaldi. De cette manière, elle était sûre de pouvoir écouter du beau, à défaut
de le voir. Elle longeait une des artères principales. Un grand boulevard. Elle
n’entendait plus que de façon confuse le cri des klaxons, le rugissement
pré-pubère des scooters et les sonos des bars qui avaient eu la magnifique idée
d’encombrer la chaussée avec leurs chaises et tables crasseuses. Elle ferma
alors les yeux quelques secondes.
Il n’y avait plus que l’Hiver.
Oui, c’était ça. Pourquoi avait-elle
cherché uniquement avec les yeux alors que nous avons cinq sens ?
La vue donc, c’est mort. Fermons
les yeux.
L’ouïe, avec ce morceau de musique
classique qui couvrait le reste, était un magnifique échappatoire vers quelque
chose de beau. Mais ne pouvait-on pas mélanger les sens ? Trouver
l’apothéose dans une combinaison merveilleuse ?
Cherchons avec l’odorat. Elle ne
sentit que l’odeur des pots d’échappement et de la friture de la vendeuse de
maïs parqué sur le trottoir. Mélange intéressant, certes, mais ce n’est pas ce
qu’on peut appeler de la beauté.
Le goût ? Un peu difficile de
trouver la beauté avec ce sens alors qu’on déambule sur un trottoir. Mais
promis, en rentrant chez elle, elle se fera quelque chose de très bon à manger.
Ça changera des cordons bleus sous blister en plus.
Le toucher ? Ses vêtements
rêches et un peu mouillé de sa transpiration du fait qu’elle ait marché autant
aujourd’hui ne lui procurait aucunement un sentiment de beauté. Sa main sentait
aussi le manteau de la dame qui attendait avec elle sur le bord du passage
piéton. Du plastique sans aucune âme. Dommage.
Il n’y avait donc que l’ouïe.
Continuons de marcher et écoutons ce magni…
On la tira fermement en arrière.
Elle ouvrit les yeux et son cerveau
mit quelques secondes à recoller les évènements dans un ordre à peu près
logique, à défaut d’être chronologique. Une voiture avait grillé un feu
tricolore et vu qu’elle ne regardait pas où elle allait, elle avait failli
passer sous sa calandre. Un vieil homme (au moins 45 ans !) l’avait tiré
en arrière et lui avait du même coup sauvé la vie. La voiture avait fini sa
course encastré dans la portière conducteur de la voiture qui traversait le
carrefour dans son bon droit. Avec un bruit de tôle froissée qu’elle avait
réussi à entendre malgré son casque. Le chauffard n’avait vraisemblablement pas
mis sa ceinture et sa tête dépassait à travers le pare-brise qui avait éclaté
en mille morceaux. Du sang partout. Et bien c’était beau. De cette beauté
morbide de laquelle on n’arrive pas à détacher les yeux, tout en sachant très
bien que ce qui se passe sous nos yeux est tout simplement horrible. Elle avait
failli mourir en même temps que ce conducteur. Elle avait failli faire partie
du tableau. Ça ne le rendait que plus beau à ses yeux. Tout le monde s’était
arrêté et contemplaient l’accident. Une ou deux personnes, sur la vingtaine de
témoins, avaient eu la présence d’esprit d’appeler les pompiers. Ils allaient
arriver. Pour l’instant, plus rien ne bougeait. Tout le monde restait les yeux
fixés sur ce qui venait d’arriver. Pourtant, les feux continuaient
inlassablement d’égrener leur couleur. Vert pomme. Orange vif. Rouge sang. On
pouvait déjà apercevoir et entendre le bleu des sirènes au loin.
Elle remercia le vieil homme et
repris sa route. Heureuse que sa journée n’ait pas été complètement vaine.
C’était décidé. Ce soir, elle
allait se mater l’intégrale des Fast & Furious.
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