En attendant l'hiver

 Nous étions en automne. Les arbres à feuillage caduc, rares à cette altitude, coloraient de tâches jaunes et rouges éparses la grande forêt de résineux qui surplombait le village. Il faisait froid pour la saison, mais rien d'inhabituel.

Le calme revenait doucement sur le village de Locustus. Les mois de printemps et d'été étaient des mois d'intenses activités pour les habitants.
Les bûcherons arrivaient dès le premiers signes de dégel et abattaient sans relâche leurs arbres jusqu'au premiers frimas.
Ensuite, au début de l'été lorsque les neiges ont fondu et que les torrents se sont calmés, les chercheurs d'or passaient par le village, pour atteindre les gorges du Clou. Réputée pour ses flots drainant de grande quantité d'or, ces gorges fameuses gorges attiraient chaque année des centaines  d'âmes désespérées, attirées par une richesse qui paraissait si facile d'atteindre. Mais les flots sont tumultueux et peu d'entre eux redescendaient à Locustus en un seul morceaux.
Le nom même des gorges faisait écho à ce triste constat : la forêt entourant le village donnait assez de bois pour construire les cercueils mais il y avait toujours un moment dans la saison où l'on manquait de clous.
Puis, au plus beau de la saison, les nobles venaient en villégiature. A moins de quatorze jours d'Astraga, accessible en calèche, et donnant à voir des paysages à couper le souffle, le petit village de Locustus était le lieu de résidence privilégié de beaucoup de ducs et comtes cherchant à s'échapper du tumulte de la capitale.


Toutes ces personnes de passage faisait de Locustus un lieu où régnait, de mars à septembre, une forte agitation. Les autochtones ne s'en plaignaient pas, bien au contraire : ces voyageurs avaient pour la plupart de l'argent et le dépensait allègrement pendant leurs séjours dans le seul village de ce versant de la chaîne des Kreausses. Ces mois étaient ceux pendant lequel Locustus faisait ses réserves.

Puis, vers la mi-septembre, avant que les Malerkiths ne se réveillent, tous ces voyageurs repartaient vers leurs contrées respectives, laissant le village vidé.

Il n'était donc absolument pas surprenant que la taverne, si bruyante il y a deux ou trois semaines de cela, ne contienne que deux personnages.
La tavernier, un grand homme taciturne, ancien bûcheron ayant perdu sa main droite dans un accident, était en train d'essuyer un verre en le tenant contre lui avec son moignon. Ce verre était propre. Mais il n'avait rien d'autre à faire et voulait paraître occupé pour ne pas devoir lever la tête et écouter les élucubrations de Diphan.
Diphan, ancien bibliothécaire impérial, grand bavard, et ivrogne invétéré, avait subitement fui la capitale il y a 30 ans de cela, après qu'un énorme incendie avait dévasté plus d'un tiers de la bibliothèque dans laquelle il travaillait. Bien qu'il se targuait régulièrement des connaissances que ce poste lui avait permis d'acquérir, il devenait subitement aussi muet qu'une tombe lorsque quelqu'un évoquait ce grand incendie. A cet instant, il énumérait les milles et une façon de faire cuire une truite arc-en-ciel selon le grand Chef cuisinier Parravito tel qu'il arrivait en s'en souvenir de ses lectures répétées du livre de cuisine en question. Son discours était ponctuée de "Euh... de l'origan ! Non ! du basilic plutôt !", de grande goulée de génépi et de "de toute manière je ne vois même pas pourquoi je me tue à te raconter ça, tu la ferais cramer de toute manière la truite avec ton unique grosse paluche incapable de tenir une poêle correctement". La tavernier poussa un grand soupir. Il avait environ 5 mois à tenir et puis les bûcherons reviendraient. Il aurait de nouveau des personnes sensées avec qui discuter.

Ainsi, personne ne s'attendait pas à ce qu'un visiteur ne pousse la porte de son établissement à ce moment. Et pourtant. Il entra. La surprise passée, le tavernier jaugea le nouveau venu. Ce n'était jamais bon signe un homme seul qui entrait dans sa taverne hors saison. C'était forcément un illuminé. Bien qu'il soit correctement habillé, son teint trop pâle, les scarifications volontaires qu'il voyait sur son visage et les yeux sans pupille du nouvel arrivé confirmaient que trop bien son ressenti.

- On n'aime pas beaucoup les étrangers ici. Et si t'allait voir dans les gorges du Clou si il y aurait pas une taverne prête à t'accueillir ?

Kae resta interdit sur le pas de la porte.
- Et c'est ainsi que le tavernier accueille un client au village de Locustus ?

Diphan éclata d'un rire sonore et s'exclama en donnant à voir les trous de sa dentition :
- Il a bien raison le monsieur ! Yurga, est-ce une façon d'accueillir des clients ? En plus, si je ne me trompe pas, ce monsieur est un Shâaman ! C'est un prêtre de Yorn ! C'est pas dans ton habitude Yurga que de manquer de respect aux gens de l'Eglise ! Venez vous asseoir mon Père ! C'est ma tournée ! Qu'est-ce que vous prenez ?

Kae sourit aimablement à Diphan et se dirigea vers sa table.
- Je vous remercie pour votre invitation. Je prendrai ce qui ressemble le plus à un alcool fort.

Diphan rigola de plus belle.
- C'est vrai que vous avez l'habitude de picoler des trucs raides en Yorn ! Vous savez, j'ai goûté une fois du Jhùrk, tout droit venu de chez vous ! J'ai pris une seule lampée ! La chose suivante dont je me souviens c'est de m'être réveillé nu comme un ver en plein milieu de la Travée impériale d'Astraga ! 

Il rit de plus belle et se tourna vers le tavernier.
- Yurga ! Ramène la bouteille de Korindo ! On a un amateur qui saura la déguster ici !

Le tavernier s'exécuta en bougonnant. Il était fort contrit d'avoir mal parlé à un homme d'Eglise, même si celui-ci ne vénérait pas les mêmes Dieux que lui. Sa mère lui avait toujours dit de ne jamais manquer de respect à un prêtre. Mais celui-ci ne ressemblait vraiment pas aux prêtres dont il avait l'habitude. Il ramena la bouteille, des glaçons et un verre sur la table. Le yornien se servit un verre plein, se désintéressa des glaçons et le but d'une seule traite. Le tavernier le regarda éberlué. N'importe qui normalement constitué serait tombé à la renverse après avoir bu une aussi grande quantité de Korindo non dilué. Diphan s'esclaffa.
Kae tourna son verre vide entre ses doigts :
- Très bon. Korindo donc ? Merci de m'avoir découvrir une boisson que je ne connaissais pas.

- Je te l'avais dit Yurga ! Les yorniens sont clairement d'une autre trempe ! Dites-moi, mon Père, maintenant que votre soif s'est calmée, qu'est-ce qui vous amène donc si loin de vos contrées ? C'est pas tous les jours qu'on croise des yorniens si au sud du Monde civilisé !

- Je voudrais aller en Cryfandir. Je cherche un guide pour pouvoir traverser la passe du guerrier.

- Et bien, je ne voudrais pas vous décevoir, mais ça ne va pas être possible. Du moins pas pour l'instant.

Kae le regarda, surpris et déçu.
- Comment ça ?

- Et bien, comme vous avez l'air déjà de le savoir, le seul moyen dans ces montagnes pour passer du Firane au Cryfandir, c'est de traverser la chaîne des Kreausses. Et le seul endroit où il est humainement possible de traverser la chaîne, c'est par la passe du guerrier. Et il vous faut absolument un guide pour traverser la passe car même en été et par beau temps certains passages sont traitres et toutes personnes n'ayant pas traversé la passe une bonne trentaine de fois dans un sens et dans un autre risquerait sa vie à s'y aventurer seul. Bon. Ce que vous ne semblez pas savoir, c'est que la passe est le territoire d'une armée de Malerkiths et que ceux-ci sont réveillés. Personne ne voudra vous accompagner avant qu'ils ne se rendorment. Et ils ne se rendormiront pas avant trois ou quatre mois.

La tavernier était resté à la table et avait ponctué chacune des phrases de Diphan d'un hochement de tête.
- Des Malerkiths ? Qu'est-ce que c'est ?

La tavernier pointa du doigt le trophée de chasse trônant au-dessus de son comptoir. Kae compris tout de suite. Il ignorait que des Màlherjuz pouvaient vivre et survivre autant au sud. Il semblerait effectivement qu'il doive attendre le printemps pour pouvoir continuer sa route.
- C'est cette saloperie mon Père. J'en ai tué un qui m'avait pourchassé alors que je coupais mes arbres. Tous ses congénères s'étaient rendormis mais lui errait sans but dans la forêt, à une altitude beaucoup plus basse qu'où nous les trouvons d'habitude. Sauf votre respect, cette merde ne devrait pas exister. C'est un putain de cauchemar.

- Yurga, tu crois pas que t'en rajoutes un peu trop ? Tant que tu ne montes pas trop en altitude, tu ne crains rien !  Ils ne descendent jamais en-dessous de la barrière des Cahuts ! Normalement, il n'y absolument aucune chance d'en croiser un en te baladant dans la forêt au-dessus du village !

- Tu diras ça à ma main droite !

- Tu n'as juste pas eu de chance ! C'était un accident ! Qu'importe. Mon Père, les Malerkiths sont des animaux qui ressemblent à un croisement malencontreux entre un ours et une marmotte et qui hibernent en été pour se réveiller en hiver. Rien que ça c'est contre-nature. Tous les animaux dorment en hiver et se réveillent en été ! Certains philosophes pensent même que ces Bêtes vivaient sur Terre avant l'arrivée des Dieux, ce qui expliquerait pourquoi ils sont différents du reste.
Bref, toujours est-il que ces animaux sont vifs sur la neige, nous entendent venir de très loin, attaquent en bande et sont très agressifs. Yurga et la seule personne au monde à être sorti vivant et presque indemne d'une rencontre avec un Malerkith. Mais pour une raison qu'on ignore mais qui nous arrange bien, les Malerkiths ne sont pas une menace pour le village. Il y a une barrière rocheuse, la fameuse barrière des Cahuts, qui semble les empêcher de descendre plus bas qu'ils sont. Ainsi, le premier Malerkith que l'on peut rencontrer est quatre heures de marche d'ici.

- Normalement ! Mais moi je me suis fais poursuivre par un de ces trucs à une grosse heure de marche d'ici ! Et pis, c'est pas juste le premier Malerkith qui est à quatre heures de marche d'ici, c'est toute une tripotée de Malerkiths qui chassent tout ce qui bouge ! Des tueurs je vous dis !

Les yeux de Diphan roulèrent dans ses orbites.
- Toujours à en rajouter Yurga, hein ?

- Hum. J'entends votre histoire mais permettez-moi de vous contredire sur un point. Notre hôte n'est pas le seul à s'être sorti d'une rencontre avec un "Malerkith". Il y a quatre tribus qui vivent sur les côtes les plus septentrionales de Yorn qui chassent le Màlherjuz à la lance tous les hivers. Et ils s'en sortent très bien. Mais je suis d'accord. Il y a une différence entre chasser le Malerkith et traverser de part en part leur territoire  J'attendrais donc le printemps.

Le tavernier et Diphan étaient bouche bée.
- Quoiiiiii ?! Vous me dites qu'une bande de malades mentaux chassent le Malerkith !? Mais qui sont ces gens ?!

- Les Ghyrr, les Ouïrg, les Trasla, et les Krjz. Et pour tout vous dire, j'ai passé 15 ans de ma vie chez les Ghyrr et donc participé avec eux à cette chasse. C'est très amusant. Savez-vous où je peux loger pour les prochains mois ? J'ai un peu d'argent mais je ne m'attendais pas à être bloqué aussi longtemps à Locustus. Je n'ai pas de quoi décemment me payer une chambre pour les quatre mois qui viennent.

Les bouches de Yurga et Diphan ne semblaient pas prêtes à vouloir se fermer.
- Messieurs ? Aurais-je dis quelque chose qu'il ne fallait pas ?

Diphan se ressaisit le premier.
- Je suis certain que vous pourrez loger ici, hein Yurga ? Il a plein de chambres et elles sont toutes vides pendant les mois d'hiver. Vous payez ce que vous pouvez, vous aidez Yurga dans ses corvées quotidiennes, couper du bois, entretenir les bâtiments...etc. et vous serez quittes. Hein, Yurga ?

- Vieil ivrogne ! Depuis quand tu te permets d'offrir mes services à un inconnu de passage ? Et pour un prix réduit en plus ! Non mais tu te crois où espèce de ... ! Hé !

Diphan l'avait violemment attrapé par le col et l'avait traîné à l'écart de Kae. Il parlait vite et bas, faisait de grands gestes et ne laissait pas le temps au tavernier de répliquer. La pantomime dura une ou deux minutes seulement mais le yornien apprécia le spectacle à sa juste valeur. Puis les deux hommes revinrent vers Kae.
Le tavernier avait l'air d'avoir été convaincu.
- Très bien, je vous offre le logis et un repas chaud par jour en échange de votre aide tout au long de l'hiver dans mes tâches quotidienne. Si vous en voulez plus, il faudra payer en monnaie sonnante et trébuchante.

- J'ai une contre-proposition à vous faire. Le logis, trois repas chaud et une choppe de bière par jour en échange de mon aide dans vos tâches quotidienne et d'un Malerkith dépecé livré sur le pas de votre porte chaque semaine. Qu'en dites-vous ?

Le tavernier regarda longuement Kae, se tourna vers Diphan, puis se remit à fixer Kae. Finalement, il reprit la parole.
- Vous êtes un grand malade, vous le savez ça ? Vous nous fourniriez en viande et en fourrure de Malerkith pendant tout l'hiver ?

- Oui. Il faudra juste que je trouve un solide bâton d'environ un mètre et une cloche ou des clochettes. Et que quelqu'un m'indique le chemin vers cette "barrière des Cahuts".

Diphan prit la parole, comme si il avait naturellement son mot à dire dans la négociation en cours.
- Je vous refilerai mon vieux bâton de marche. Ça fait bien longtemps qu'il ne me sert plus de toute manière. Et je vous expliquerai comment on va jusqu'à la barrière. C'est pas sorcier en vérité, c'est un chemin tracé quasiment tout du long. Et je suis sur que le vieux Bronsted ne verra aucun problème à ce qu'on lui emprunte la cloche d'une de ses vaches. Par contre, Yurga a raison. Vous êtes un grand malade.

- Parfait, ça me permettra de me dérouiller un peu. Marché conclu ?
Kae tendit sa main au tavernier qui la serra vigoureusement.

-Marché conclu. Ces bestioles sont tellement grosse qu'on pourrait manger à 8 dessus et tenir la semaine avec une seule d'entre elles. Si vous m'en ramenez vraiment une par semaine, il va falloir que vous m'aidiez à sécher une partie de la viande.

- Bien évidemment, ça fait partie du marché. J'ai promis de vous aider dans vos tâches quotidiennes, vous vous souvenez ?

- Super ! Vous pouvez donc prendre n'importe laquelle des chambres qui se trouvent à l'étage mon Père et y déposer vos affaires ! Diphan vous apportera la bâton et la cloche avant ce soir. Vous devez être fatigué de votre voyage, je ne vous embêterai pas avec des tâches ménagères dès aujourd'hui mais j'aurai besoin de vous demain matin !

Diphan lança un coup de coude et un clin d'œil au tavernier. Les deux comparses étaient heureux du marché et très curieux de voir si cet étranger aller pouvoir réellement tuer un Malerkith par semaine. Certains trappeurs des Kreausses s'étaient déjà essayé à l'exercice et aucun d'entre eux n'étaient revenu vivant. On retrouvait leurs corps au printemps lors de la fonte des neiges.

Kae ramena comme convenu un Malerkith par semaine au village. Par ailleurs, le tavernier fut généreux et les habitants de Locustus purent profiter pendant tout l'hiver d'un repas à base de viande de Malerkith servi à la taverne pour un prix ridiculement bas. Aucun hiver, ni avant ni après le passage de Kae, ne fut si faste pour ce petit village perché sur les contreforts de la montagne.

Les peaux  et fourrures de Malerkiths se vendirent au printemps suivant à des prix exorbitants. La noblesse d'Astraga, comme à son habitude, se jeta sur cette ressource si rare et s'accapara l'intégralité des stocks en y mettant le prix demandé par les habitants de Locustus. La cape d'apparat impériale fut d'ailleurs retouchée à cette occasion pour y inclure de la fourrure de Malerkith.

Dernière conséquence, malheureusement prévisible, du passage de Kae à Locustus : le nombre de trappeurs morts en essayant de chasser le Malerkith augmenta énormément les hivers qui suivirent.

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