Les lucioles

C'était un hameau. Construit le long d'une route passante, il n'était constitué que de quatre bâtisses. Un atelier de forgeron, un atelier de maréchal-ferrant auquel était adossé une petite écurie, et deux corps de fermes.

C'était la fille du forgeron. Cette nuit-là, comme beaucoup d'autres nuits en ce moment, elle ne dormait pas. Elle entendait les ronflements de son père à travers le mur. Ses ronflements faisaient plus de bruit que les soufflets de la forge. Mais si elle ne dormait pas, ce n'était pas à cause du bruit. Non, si elle ne dormait pas, c'était parce qu'elle réfléchissait. Elle réfléchissait à comment quitter ce hameau. Elle aimait son père, certes, la vie n'était pas désagréable, certes, mais il y avait tellement à découvrir ! Il lui fallait parcourir le monde ! Les voyageurs qui s'arrêtaient ici, que ce soit ceux allant vers Lorais ou ceux allant vers la frontière cryfandienne, avaient toujours des tas d'histoires à raconter.

L'histoire de l'impératrice Astragold allée en personne mater la rébellion républicaine, vêtue de l'armure dorée des Anciens et accompagnée de ses Aigles ; la beauté des cascades de Jivornik et de ses lacs qui sont, paraît-il, les plus beaux du monde civilisé ; la Grande Université de Yorn et sa cohorte de savants ; la construction des machines du barrage de Marfour... Tous ceux qui passaient ici avait une histoire à raconter, ils avaient vécu quelque chose. Elle les écoutait avidement et désespérait de ne pas encore avoir vécu des aventures similaires, de ne pas encore avoir pu  admirer les merveilles de ce monde... Elle voulait voyager.

Mais son père ne l'entendait pas de cette oreille. Elle allait se marier au fils de l'éleveur voisin et reprendre la forge. Voilà le futur auquel son père la destinait. Le pire était qu'il ne comprenait pas le désir de sa fille. Le fils de l'éleveur était un gentil garçon, il allait prendre bien soin d'elle, et pis il y aura toujours du travail à faire à la forge. Elle ne s'ennuierait pas.
Rien de tout cela n'était faux, bien évidemment. Mais comment pouvait-on se contenter de cela tout en sachant que le monde regorgeait de trésors ? Qu'il y avait mille destins bien plus enviables que le sien ?

Elle était donc là, à sa fenêtre, en train de se morfondre, en train d'élaborer des plans de plus en plus saugrenus pour échapper à sa triste vie. Pour tout dire, elle avait déjà préparé et caché dans son armoire un baluchon et des vêtements de voyage. Elle se disait que, comme ça, si un voyageur lui proposait un jour de partir arpenter les routes avec lui, elle serait prête sur le champ et saisirait l'occasion. Ça faisait maintenant plusieurs mois que son baluchon prenait la poussière dans le fond de son placard... L'occasion ne s'était jamais présentée. Mais un jour elle partirai, elle s'en faisait le serment ! 
Puis elle rêvait à ce qu'elle découvrirait une fois dehors. Ça la tenait éveillée pendant des heures. Elle passait des nuits blanches à s'imaginer le monde accoudée à sa fenêtre. Mais lorsque le matin venait... Il fallait descendre, allumer le feu et forger. Une fois par semaine, son père lui demandait d'aller au village de Rédènne, à une demi-heure à pied de là, pour acheter des provisions principalement. Elle n'était jamais allée plus loin que Rédènne. Son père non plus d'ailleurs. Son père avant lui non plus surement... Et cet à ce moment qu'elle le vit.

Il était debout, bien droit, en plein milieu de la route. La lune, bien qu'elle ne fut pas pleine, éclairait suffisamment la scène pour qu'elle puisse distinguer la silhouette. Il était de profil, arrêté pile en face de sa fenêtre. Il avait sa paume de main ouverte devant lui et regardait vers le ciel. Intriguée, elle le scruta méticuleusement. Même sous la faible clarté de la lune, on pouvait s'apercevoir de l'aura d'étrangeté que dégageait cette personne. Etrange certes, mais pas dérangeant. Sa présence sous sa fenêtre semblait même l'apaiser, sans qu'elle ne sut dire vraiment pourquoi.

Il avait la peau blanche. Très blanche. Des personnes avec la peau claire, ça existait, elle en avait même déjà croisé. Mais lui, sa peau était blanche, plus blanche que le lait qu'elle buvait le matin. Ses cheveux chatoyaient dans un fabuleux ballet de reflets argentés. La peau de son visage semblait marquée mais son avant-bras et sa main visibles étaient lisses, elle les devinait doux au toucher. Elle ne pouvait pas dire qu'elle le trouvait beau mais son aspect évoquait une élégance surannée et désuète tout à fait charmante.

Elle l'observa pendant de longue minutes, incapable de détourner le regard de cette apparition irréelle. Lui, ne bougeait pas. Il avait sa paume de main tendue devant lui, les yeux tournés vers les étoiles. Il semblait attendre avec une patience infinie que quelque chose se produise... elle attendit avec lui.

Une petite lueur apparut au-dessus du toit du maréchal-ferrant. Une petite lueur jaune-orangée, chaude, se démarquant distinctement sur le noir des ardoises du toit. Cette petite lueur descendait doucement vers l'homme. Lui aussi vit la petite lueur et se mit à sourire. Une autre petite leur apparut dans le ciel, à l'aplomb de la route. Une autre apparut au niveau de sa fenêtre. Une autre là-bas se devinait au-dessus des champs. Puis une autre, puis une autre... Bientôt, le ciel et la terre furent remplies de petites lueurs et toutes convergeaient vers cette main tendue. Elles se lovaient tranquillement dans cette paume accueillante et leurs lueurs s'additionnaient les unes aux autres. Bientôt, la lumière qui émanait de la main de l'homme fut suffisante pour éclairer le hameau comme en plein jour. Néanmoins, cette lumière ne devint jamais éblouissante, il était tout à fait possible de la fixer du regard. Elle était émerveillée. Incapable de comprendre ce qui se passait, mais elle n'en avait cure. C'était magnifique, elle n'avait jamais rien vu de plus beau de sa vie.

Puis lorsque toutes les lueurs furent rassemblées dans sa paume de main, l'homme se pencha vers elles dans un mouvement qui semblait indiquer que les lueurs chuchotaient quelque chose que l'homme souhaitait entendre. Il tendait l'oreille. Il se tint dans cette position, le dos courbé sur sa main pendant de longues minutes pendant lesquelles elle continua de regarder. Puis, à un moment, il releva la tête et regarda sa maison, cherchant quelque chose du regard. Quelque chose qu'il trouva très vite. Leurs regards se croisèrent et il lui sourit. C'était un sourire calme, celui d'un ami cher perdu de vue depuis longtemps et qui se réjouissait de ces retrouvailles. Elle avait l'impression d'avoir toujours connu cet homme.

Son cœur s'emballa. C'était lui ! C'était sa chance ! C'était son occasion de quitter ce maudit hameau et parcourir le monde ! Les Dieux l'avaient entendue et avait envoyé un de leur émissaire pour l'aider à se libérer du carcan qui l'oppressait !
Elle tendit l'oreille. Son père ronflait encore. Vite, elle enfila ses vêtements de voyage, attrapa son baluchon et se précipita dehors.

Elle arriva hors d'haleine devant l'homme, qui lui souriait toujours. Il se tourna d'un quart de tour, pour se retrouver face à elle, sa main tendue vers elle. Elle était prête, elle affirma la prise sur son baluchon, et regarda l'homme dans les yeux, déterminée.

Elle eût un mouvement de recul. L'homme n'avait pas de pupille, cela la surprit plus que cela aurait dû. C'était un émissaire des Dieux, c'était normal qu'il ne soit pas tout à fait humain. Elle baissa alors les yeux, toute penaude. Son regard tomba alors sur la main et se rendit compte que les lueurs vues depuis sa fenêtre toute à l'heure était en fait constituées d'une myriade de petits insectes. Des sortes de lucioles avec des mandibules, mais qui brillaient beaucoup plus fort.

L'homme dit un mot dans une langue qu'elle ne comprit pas. Les insectes quittèrent sa main pour venir se poser sur elle. Il en y avait tellement qu'elle en était entièrement recouverte. Quelques instants plus tard, les insectes s'envolèrent, leurs lueurs disparurent et laissèrent la nuit calme reprendre sa place au-dessus de ce hameau.

Le lendemain matin, le maréchal-ferrant retrouva sur la route un médaillon en or.
Le forgeron ne revit plus jamais sa fille.

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