Dans notre petit village...

A mon avis, c'était quelqu'un d'important. De puissant.

Quand il vînt s'installer dans notre village, nous l'avons tout d'abord ignoré, voire un peu méprisé. Comprenez-nous : à l'époque, la route n'avait pas encore été tracée, les arbres n'avaient pas été abattus. Notre village se situait à une dizaine de jours de marche du reste de la civilisation et les vingt-deux familles qui le composait y étaient installées depuis des temps immémoriaux. Nous nous méfiions naturellement des étrangers. Et aujourd'hui, en réalité, rien n'a réellement changé.

Cependant, très vite, nous nous mîmes à apprécier cet étranger. Pour une raison inconnue, à partir du moment où il s'installa, les loups ne s'attaquèrent plus à notre bétail. Même le groupe de brigands qui rôdait dans la forêt avoisinante sembla avoir disparu. Ces changements furent brusques et coïncidèrent exactement avec son arrivée dans le village. Il était difficile de ne pas y voir de lien. Alors nous avons appris à tolérer sa présence. Il devînt notre porte-bonheur. A tel point que Gladio commença à le surnommer "Gri-gri", en rapport à son nom de toute manière imprononçable : "Grimbel-machin-truc". Au bout de quelques mois, nous l'appelions tous "Gri-gri".
Nous tolérions sa présence mais pour autant nous ne cherchions pas sa compagnie. Lui non plus ne faisait pas énormément d'effort pour s'intégrer. Nos relations se cantonnaient au strict minimum : troc, services entre voisins... Etc. 
A mon avis, il avait un passé de druide. Ou en tout cas il avait passé beaucoup de temps avec des druides. Il nous servit à maintes reprises de juge lors de querelles entre familles. Ses décisions étaient justes et raisonnables. Nous nous y conformions. Nous allions aussi le voir lorsque nous étions malade. Par exemple, c'est grâce à lui qu'Haran a toujours ses deux jambes. Ou, une autre fois, il a guéri les enfants des Lilig de la fièvre rouge. Avant cela j'ignorais même qu'il était possible de survivre à cette maladie.
En résumé, Gri-gri n'était pas l'un des nôtres mais nous l'apprécions pour ce qu'il apportait à la communauté. Et je crois qu'il nous appréciait aussi. J'en veux pour preuve qu'il apprit à Jabel à reconnaître les plantes de la forêt pour soigner les maux. Plus personne ne meurt de la fièvre rouge aujourd'hui, et c'est grâce à lui.

Puis les voyageurs vinrent. Nous avons tout de suite senti que quelque chose clochait. Je veux dire, depuis la capitale, il fallait plus d'un mois pour arriver jusqu'à notre village. Pour sûr que si des nobles, si propres sur eux, consentaient à faire ce trajet, c'est que quelque chose déraillait. Parce que c'était assurément des gens de la haute, ces voyageurs. Il en venait un par mois environ et ils arrivaient montés sur des chevaux. Rendez-vous compte ! Des chevaux ! Et ils portaient des vêtements comme j'en avais jamais vu et comme je n'en reverrais plus jamais. Du rouges, du bleu, de l'or... Et ça avait l'air doux, confortable et chaud... Rien à voir avec les tissus rêches et mornes que le vieux Dorian, le marchand de nouveautés, essaye de nous refourguer à chacun de ses passages. Ces voyageurs étaient des gens importants, pour sûr.

Ils demandaient tous à voir Gri-gri. Certains demandaient à voir "Le Grand Grimbel-machin-truc", d'autres "Sa Grandeur Grimbel-machin-truc". Il y en eut même un qui me demanda où "Il" habitait, sans plus de précision. Gri-gri les recevait tous dans sa cahutte construite à l'orée de la forêt. Ils restaient enfermés là-dedans des heures durant puis le voyageur en ressortait invariablement transfiguré. Heureux, dans un état de béatitude ineffable. Je me demande encore aujourd'hui ce qui se passait dans cette cahutte.

Et un jour, Elle arriva au village. Une de nos Petites Mères. Elle ne se présenta pas mais c'était assurément une Petite Mère. Cette apparition fut un choc indescriptible pour tout le village. Je veux dire : c'est une chose de savoir que nous sommes gouvernés par un concile de sorcières d'une sagesse proverbiale et dotées de pouvoirs  incommensurables, c'en est une autre que de voir l'une d'entre elles débarquer dans son potager.
Je ne pourrai vous la décrire mais elle était belle. Splendide. Sublime. Magnifique. Majestueuse. Son image était destiné à s'effacer rapidement de ma mémoire mais l'impression qu'elle me fit se grava à jamais dans ma chair. J'en ai des frissons rien que d'y repenser. Je vous le jure, il aurait suffit d'un seul mot de sa part et j'aurais sacrifié ma vie entière à son service. Mais elle n'ouvrit pas la bouche. Elle n'en eut pas besoin. Je la comprenais. 
Pirlo, qui était descendu à la ville au moment des faits et qui ne l'a donc pas vu, affirme que nous avons été victimes d'un de ses sorts. Qu'Elle nous a caché sa véritable apparence et n'a fait qu'imprimer en nous la conviction qu'Elle était grandiose alors que, si ça trouve, elle était vile et hideuse. Billevesées. Jamais une Petite Mère ne s'abaisserait à commettre de tels actes. N'est-ce pas ?

Quoi qu'il en soit, que je la conduisis chez Gri-gri sans délai. Elle était nécessairement venue au village pour le rencontrer. Il ne pouvait en être autrement. Ma maison étant construite à l'exact opposée de la sienne, nous dûmes traverser le village. Je m'en rappelle comme si c'était hier. Nous étions au crépuscule d'un jour de juillet. Une odeur d'été emplissait l'air d'un alléchant parfum. Les villageois étaient  revenus de leur journée passées dans les champs ou à la scierie. La plupart d'entre eux profitaient des derniers rayons de soleil obliques sur le pas de leur portes. La quasi-intégralité du village fut donc aux premières loges pour contempler la Petite Mère traverser le village. Elle était la perfection faite femme et j'avais l'honneur de la guider jusqu'à chez Gri-gri. Jabel, comme pas mal d'autres, tomba à genoux et se mit à pleurer de joie à sa vue. Rien de plus compréhensible. Et comment ne pas parler de la vieille Jeanline ? On la pensait tous à deux doigts de mourir. Elle avait déjà atteint un âge plus que respectable. Or, après le passage de la Petite Mère, elle retrouva une vigueur étonnante. Et quand on lui demandait d'où lui venait cette force, elle répondait qu'elle souhaitait vivre assez longtemps pour revoir une Petite Mère encore une fois.

Subjugués par cette apparition fantasmagorique qu'était la Petite Mère, les habitants abandonnèrent séance tenante leurs occupations et se mirent à la suivre. Bientôt une procession composée de l'ensemble des villageois se format dans son sillage. 
Le silence d'ailleurs s'installa. Nous n'osions prendre la parole sans qu'elle nous en ait donné son accord. Nous l'écoutions simplement respirer, nous en étions heureux. Nous traversâmes ainsi le village, tous ensemble, jusqu'à l'orée de la forêt.
Et ce fut avec un déchirement immense que nous arrivâmes devant chez Gri-gri. J'aurais voulu rester auprès d'Elle plus longtemps. Je n'avais même pas besoin qu'Elle daigne remarquer ma présence. Je voulais juste rester à ses côtés. Mais ce n'était pas possible. Elle devait rencontrer Gri-gri seule. Il ne pouvait en être autrement. Elle entra donc dans la cahutte où vivait Gri-gri.

Au lieu de retourner vaquer à nos affaires, nous nous mimes alors à attendre. Nous ne nous concertâmes aucunement mais nous tombâmes tous d'accord. La Petite Mère allait nécessairement ressortir de cette cabane et nous devions être là pour pouvoir l'admirer une fois de plus. Certains s'assirent, d'autres restèrent debout mais, tous autant que nous étions, nous gardâmes les yeux rivés sur la porte de la maison de Gri-gri. Nous attendîmes ainsi des heures sans que rien ne se passât. Mais la lassitude ne gagna aucun d'entre nous. La pleine lune se leva et illumina notre village. Les étoiles se mirent à briller dans la voûte céleste. Nous n'avions pas bougé. Nous attendions la Petite Mère et rien n'aurait pu nous détourner de cet objectif. Et soudain... Quelque chose sortit de la cabane.

Là où la Petite Mère était un modèle de perfection et de magnificence, l'être qui sortit de cette cahute était la personnification de l'horreur et de l'effroi. Je ne saurais vous dire quel aspect de sa personne fit naître en moi ce sentiment. Mais les faits étaient là. Nous nous sentîmes, tous autant que nous étions, révulsés par cet être, que dis-je, ce monstre ! Cet homme, que je reconnus enfin comme étant Gri-gri, avait une mine épouvantable. Et, après réflexion, rien dans son apparence ne justifiait que nous en ressentions un dégoût aussi violent.  Mais il y avait quelque chose. Quelque chose de dérangeant. Qui me remuait les tripes. Qui me donnait envie de vomir. Une aura l'entourait. C'est cette aura qui rendait le tableau si horrifique. Quelque chose de malfaisant avait pris possession de Gri-gri. Son enveloppe charnelle était inchangée, mais son âme avait été dévorée. Comment pouvais-je le savoir ? J'en ai pas la moindre idée. Mais j'ai encore aujourd'hui l'intime conviction d'avoir raison sur ce point. Il était torse nu. Son corps, ses mains, son visage étaient maculés de sang. Des gouttelettes de liquide vermeille glissaient le long de ses bras ballants et tombaient au sol du bouts de ses doigts. Je sus immédiatement que ce sang dont il était couvert n'était pas le sien. Il n'était pas blessé. C'était donc la conclusion évidente, à laquelle allaient arriver tôt ou tard tous les villageois.

Plus prompt à saisir ce qui se passait que le reste des habitants, je passai devant Gri-gri pour me ruer dans sa cabane, à la recherche de la Petite Mère. Sauf que l'habitation était vide. Et propre. 
C'était la première que je rentrai chez Gri-gri. Son intérieur était en tout point conforme à ce dont on pouvait raisonnablement s'attendre. Deux vieilles chaises en bois, une table usée, quelques ustensiles de jardinage et de cuisine, une marmite cabossée au-dessus de l'âtre. Ce n'est que longtemps après, une fois la stupeur du moment passée, que je me rendis compte que je n'avais pas aperçu de lit ou de paillasse dans cette maison. A croire qu'il dormait à même le sol. Ou qu'il n'avait pas besoin de dormir ? Quoi qu'il en soit, il n'y avait aucune trace de la Petite Mère dans cet intérieur bien tenu. Aucune trace de lutte non plus. Aucune trace de sang non plus. Ceci me surpris. Vu la quantité de sang qui imbibait Gri-gri, il n'était clairement pas normal de ne pas en retrouver des taches sur les meubles ou le plancher. Je doutai même un instant. Avais-je bien vu une Petite Mère rentrer dans cette habitation ? Mais oui, il ne pouvait y avoir aucun doute à ce sujet. Mais où était-elle passée ? 
Il faut vous figurer que ce que je vous raconte ici en prenant mon temps, en vous décrivant ce que j'ai ressenti, s'est en réalité déroulé en quelques fractions de secondes. J'eus à peine le temps d'analyser l'intérieur de la maison que je fus obligé d'en ressortir, attiré par les cris et les lamentations qui me parvenaient de l'extérieur. Le village entier s'était jeté sur Gri-gri avec la volonté non feinte de lui faire payer le meurtre de la Petite Mère. Car qui sinon lui aurait pu la faire disparaître ? C'était terrifiant. Lorsqu'une seule personne entre dans une rage folle c'est déjà très déstabilisant mais lorsqu'il s'agit d'une foule agissant de concert, c'est terrifiant. Ils avaient décidé de tuer Gri-gri.
Ils se montaient les uns sur les autres, hurlaient, tiraient, plantaient leurs ongles dans ce qu'ils pensaient être Gri-gri mais était le plus souvent qu'un autre villageois que la douleur aiguillonnait alors. Cet amas grouillant de chairs, d'ongles et de rage était animé d'une vie et d'une volonté transcendant celles des êtres qui le composait. Gri-gri, perdu au milieu de cet enchevêtrement de corps, n'était plus qu'un prétexte à un déchaînement ininterrompu de colère et de violence débridée. Le sang coulait, et je restai pétrifié.

Après un temps qui me sembla avoir duré des heures mais qui aura probablement duré que quelques minutes, les habitants reprirent leurs esprits et se calmèrent. Au milieu du cercle qu'ils formèrent alors, dans cette herbe d'été jaune et sèche qui buvait allègrement le sang versé,  le corps de Gri-gri gisait. Un de ses bras était disloqué et faisait un angle plus que curieux avec le reste de son corps. Mais c'était bien lui. Et il était bien mort.
Certains parmi les villageois furent horrifiés par le crime qu'ils avaient commis. Mais beaucoup acquirent l'intime conviction que leur geste, aussi infâme pût-t-il paraître, était un mal nécessaire. Il aurait été inconcevable que quelqu'un puisse porter la main sur une Petite Mère sans en subir les conséquences. Ainsi, le dégoût résigné fut le sentiment prédominant. Et les gens commencèrent à s'éloigner, à vouloir rentrer chez eux. Mais avant cela, nous avions un dernier acte à accomplir.
Je ne sais plus lequel d'entre nous suggéra l'idée ou bien même si cette idée fut énoncée à haute voix. Toujours est-il que d'un commun accord nous décidâmes de placer le corps de Gri-gri dans sa cahute et de brûler le tout. Voulait-on par là effacer toute trace de notre méfait ? Peut-être. Cela nous semblait la chose la plus logique à faire, voilà tout. Grichk et Yar transportèrent le corps mutilé dans la cabane et on y mit le feu. 

Les flammes grandirent très vite et se transformèrent bientôt en un brasier gigantesque, sans commune mesure avec la taille de la maison que nous étions en train de brûler. Cela n'avait aucun sens. Jamais brûler cette cahute n'aurait dû donner des flammes aussi hautes et aussi violentes.

Alors les hurlements débutèrent. Inhumains. Des cris de souffrances atroces. Je ne vous les décrirai pas plus en avant mais sachez que vous n'avez jamais rien entendu de tel. De la souffrance pure, du désespoir infini. Inhumains. Les cris provenaient du brasier. Nous parvînmes, tous autant que nous étions, à la même conclusion : des gens, prisonniers de la cahute, étaient en train de brûler vifs. Ce qui impliquait nécessairement que la Petite Mère aussi brûlait ! Jabel voulut se précipiter vers les flammes. Je me précipitai derrière lui et le plaquai au sol. Il aurait simplement réussi à mourir lui aussi. Les flammes étaient trop grandes, trop chaudes, totalement hors de contrôle. Nous étions impuissants. Nous restâmes là longtemps. A regarder brûler un feu des enfers. A écouter les cris d'âmes damnés. Et puis, faute de combustible, l'incendie prit fin. Il ne restait rien de la cahute. Le bois n'était plus que cendres. Les ustensiles de jardinage ou de cuisine en métal avaient totalement fondu. Seul le sol noirci témoignait de la violence des événements.

D'un accord tacite, plus personne au village ne parla de ce qui s'était passé cette nuit-là. 
Et c'est moi-même la première fois que j'en parle. Pourquoi maintenant ? Pourquoi à vous ? Je ne saurais vous le dire exactement. Mais...
Ces faits remontent à bien des années et, ma mort approchant, il ne restera quasiment plus personne pour s'en souvenir. Et j'ai la conviction que cette histoire doit continuer à vivre.

Puissiez-vous, voyageur, raconter cette histoire partout où vous passerez, afin que l'on se souvienne de ce qui s'est passé, un jour, dans notre petit village.

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