Marchandage

"Dis, Doc' ?

Doc' soupira de lassitude. Krilertach ne cesserait donc jamais de poser ses questions ? Doc' fut traversé par une forte envie de l'envoyer paître. Il était fatigué, le Temple n'était toujours pas sécurisé, Xila était partie en leur laissant le ménage à faire et Doc' commençait en avoir sa claque de jouer la nounou ! Puis, au dernier moment, il se ravisa.

Vjutta, par ses différentes actions, avait brisé Krilertach, ce pitoyable colosse. Principalement, il ne parvenait pas à comprendre comment Cilla avait pu se sacrifier pour Vjutta aussi facilement. Et ceci, plus que tout autre chose, le minait intérieurement. Krilertach était dans un état de détresse psychologique intense. Il aurait été injuste de la part de Doc' d'être méchant avec lui.
Il incita donc Krilertach à poser sa question.

- Tu sais, on a vu que Xila arrivait à faire revivre les morts... Alors... Tu crois pas qu'on pourrait lui demander de faire pareil pour Cilla ? Elle pourrait la faire revivre, non ? Tu pourrais pas intercéder auprès de Vjutta pour que Xila y consente ?


Doc' frissonna. Krilertach avait perdu la raison plus qu'il ne l'aurait cru pour envisager sérieusement ce genre de chose.

Xila ne faisait pas "revivre" les morts. Elle animait les morts. Elle faisait de la nécromancie. Les "choses" touchées par Xila n'ont "d'humaine" plus que la forme. Doc' avait rarement vu de spectacle plus révulsant que ce qui s'était passé lors de l'assaut du Temple. Jamais et pour rien au monde Doc' aurait voulu qu'on profane le cadavre d'un être aimé avec ce genre de sorcellerie. Et Doc' était certain que Krilertach serait du même avis si il s'avisait de réfléchir deux minutes.

- Mais...

Il n'y avait pas de "mais" possible. On ne revient pas de la Mort, même en le demandant gentiment à la Bête divine l'ayant créé.
Krilertach devait s'enlever cette idée de la tête.

Le colosse se mit à sangloter comme un nouveau-né.
Doc' s'alluma un de ses rouleaux.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------

La Porte n'était plus excessivement loin. Kae le savait. Il n'en ressentait cependant aucune excitation. Et il trouva cela étrange. Il avait été pourtant certain que l'idée de toucher au but de sa quête l'aurait rempli d'une joie sauvage, aurait fait monter son taux d'adrénaline. Mais ce n'était pas le cas.

Il ressentait seulement une gêne. Il avait cette sensation qu'il était passé à côté de quelque chose de crucial. Une sensation que quelque chose le grattait à l'intérieur même de sa tête. Mais que pouvait être cette chose qu'il avait omis de prendre en compte ?

Kae se replongea dans ses souvenirs. Il se ressassa les évènements qui avaient précipité son départ du village. Il ne pouvait l'expliquer mais il sentait que la clé qui lui permettrait de comprendre sa gêne se trouvait à cet endroit.

----------------------------------------------------------------

Ses Scrynen retrouvés et cachés en lieu sûr, Kae revint au village et se remit à travailler aux champs. Il n'arrivait pas à comprendre comment il avait survécu face à la Vouivre bicéphale. Il avait clairement vu sa dernière heure arriver.
Il ne devait d'être encore vie qu'à une seule chose : Le Mot. Kae avait prononcé un Mot d'une puissance incommensurable qui avait terrassé le monstre. Ce Mot lui était venu de nulle part. Il ne l'avait jamais appris, jamais lu nulle part. Il s'était simplement imposé à son esprit. Il l'avait déclamé avant même de connaître son existence.

Et... La sensation qu'il avait ressenti au moment où celui-ci était sorti... Comment la décrire ? Enivrante, à coup sûr, mais il y avait plus que cela. Elle était similaire à celle qu'il pouvait ressentir en usant de la Bénédiction de ȽɤɧϠ mais en plus... Brute ? Bestiale ? C'était agréable en tous les cas. 

Maintenant, le Mot était ancré en lui. Il le sentait. Kae savait aussi qu'il pouvait l'utiliser selon son bon gré. Néanmoins, la prudence s'imposait. Utiliser le Mot sur une Bête aussi massive et aussi puissante que la Vouivre lui avait effectivement sauvé la vie mais l'avait aussi vidé de l'intégralité de son énergie. Pour un peu, il serait mort en même temps que le monstre.

Mais d'où venait-il ? Et pouvait-il légitimement l'utiliser ?
Kae avait sincèrement l'impression que ce Mot n'avait pas été forgé pour être prononcé par une Bête aussi insignifiante que lui.
Cependant, le yornien ne s'en plaignait pas. Il avait perdu son rôle de Solitaire, perdu la Bénédiction de ȽɤɧϠ. En échange il avait gagné un Mot refermant une puissance dont il ne parvenait pas à appréhender la portée.
Cette transaction lui avait-elle été bénéfique ? Kae n'en savait trop rien. Mais à tout prendre, c'était toujours mieux que rien.

-------------

Kae se réveilla en sursaut. Trempé de sueur, meurtri. Ses draps était imbibés de sang. Son sang.
Kae s'inspecta minutieusement. Il n'avait aucune blessure. Il n'avait pas craché de sang, Il ne ressentait pas ce goût d'acier chaud dans sa bouche. Il n'avait pas saigné du nez. D'où venait donc cette grande quantité de sang ?

Il en était à ce point dans ses réflexions lorsque, soudainement, une douleur atroce s'empara de lui. Sa tête était prise dans un étau. Son crâne posé sur une enclume, un marteau de forgeron frappant sans discontinuer sa cervelle. Kae se tordit de douleur.

Puis tout s'arrêta. Tout aussi soudainement que cela avait commencé. Kae, pantelant, tenta de recourvir ses esprits. Que lui était-il arrivé ?
A peine s'était-il posé la question que la réponse lui vint telle une évidence.

Le Mot. Il voulait sortir. Le Mot voulait être prononcé. Et il venait de le faire savoir à Kae d'une manière extrêmement violente.

-------------

Le lendemain matin, Kae ne partit pas travailler aux champs. C'était jour de pause pour tout le village. Et cela lui convenait plutôt bien à vrai dire. Cela faisait un certain temps qu'il ne s'était pas senti aussi faible. Depuis qu'il s'était réveillé de sa noyade à vrai dire.

Sachant que Kae ne travaillait pas, les enfants du village vinrent le chercher et l'embrigadèrent pour jouer avec eux. Kae appréciait ces mômes. Surtout ceux qui étaient encore trop jeunes pour comprendre les discussions des adultes. C'étaient les seuls êtres humains de ce village qui ne le traitaient pas comme un paria. Il se joignit avec plaisir à leur partie de Jiradi.

Kae jouait donc avec eux mais le cœur n'y était pas. Il était préoccupé. Très préoccupé. La situation était plutôt grave en réalité. Cela devait faire un peu plus de trois mois que le Mot s'était manifesté à son esprit. Et il parvenait déjà à maltraiter Kae comme il l'avait cette nuit dernière ? Qu'adviendrait-il de lui dans six mois ? Dix ans ? Le Mot prenait l'ascendant sur son réceptacle. Et le réceptacle, c'était lui, Kae. Il avait donc vu juste quand il s'était dit que le Mot n'avait pas été forgé pour lui... Il était visiblement incapable de contenir sa force.

Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, Kae n'avait aucune idée de la manière dont il pouvait se sortir de cette situation. Il avait besoin de temps pour comprendre ce qui lui arrivait. De son avis, il lui aurait été vain de reprendre sa route vers la Porte tant que le Mot pouvait avoir une telle emprise sur lui. Se battre contre Orig tout en n'étant pas au meilleur de sa forme aurait été totalement suicidaire.
Kae décida donc qu'il resterait à l'abri, au village, tant qu'il n'aurait pas le fin mot sur le Mot (Kae sourit intérieurement de son jeu de mot/Mot involontaire). Cette décision prise, il se sentit libéré d'un poids et se mit à jouer plus librement avec les enfants.
Il faut dire qu'i
l jouait son rôle de Poulet-Chassé avec brio. Les enfants riaient et s'amusaient tout autour de lui. Kae aurait rit aussi, si seulement il avait su comment faire.

Kae commençait à peine à réellement s'amuser lorsqu'on le héla.
Le yornien le reconnu au son de sa voix. C'était Priii. Un des guerriers les plus influents du village. Et il se trouvait aussi être la personne du village qui le détestait le plus. Kae releva la tête vers Priii. L'ignorer aurait été mettre de l'huile sur le feu. Kae venait justement de prendre la décision de rester au village pendant une durée encore indéterminée. Ce n'était pas le moment de se mettre à dos une des personnes les plus importantes du village.

- Oui ! Toi ! Viens par là ! Les morveux, dégagez ! J'ai à parler avec ce type !

Les enfants déguerpirent sans demander leur reste. Priii trainait autour de lui une certaine aura de violence et de méchanceté qui faisait déjà fuir tous les gamins en temps normal. Au vu de son état d'énervement actuel, la fuite précipitée des partenaires de jeu de Kae n'avait donc rien de surprenante.

- Moi pas veux moi combattre contre toi.

Kae grimaça intérieurement. Il était parfaitement conscient du fait qu'il avait probablement fait trois ou quatre fautes de syntaxe dans la courte phrase qu'il venait de prononcer. Kae n'avait jamais appris de dialectes avec des règles de construction grammaticale aussi complexes. Mais l'idée était là et son expression faciale traduisait très bien son refus.

- Je ne t'ai pas demandé ton avis, face de chèvre !

Priii lança son poing en direction de Kae. Ce dernier l'esquiva sans grand mal. Et, en s'engouffrant dans l'ouverture ainsi créée, le yornien aurait eu dix fois le temps d'envoyer son adversaire au tapis. Il ne le fit pourtant pas. Assommer le plus grand guerrier du village n'aurait pas été forcément bien vu par le reste des habitants. Déjà qu'ils ne l'appréciaient guère, il n'avait aucune raison de leur donner des raisons supplémentaires de le détester.

Priii hurla de rage et commença à faire pleuvoir les coups sur Kae. Coups de pied, coups de poings, genoux, coude, uppercut, coup de pied sauté... Coup de boule ? Vraiment ? Kae continua d'esquiver sans grande difficulté et prit son mal en patience. Aussi endurant que Priii pouvait être, il l'était forcément moins que Kae. A ce petit jeu, il serait forcément le premier à s'y épuiser.

Pour passer le temps, Kae s'amusa à observer et décortiquer les différents enchaînements que Priii utilisait. Sa technique était bonne, même si peu conventionnelle, et son panel de coups ne laissait à l'adversaire que très peu de possibilités d'esquive. Ajouté à cela sa rapidité et sa puissance, Kae n'avait aucun mal à comprendre pourquoi il était considéré comme le meilleur combattant du village.
Priii était doué, sans aucun doute, mais il restait à des années-lumière de Kae. Seul un Noble-Déchu rôdé aux techniques de combat du Temple de Yorn aurait pu prétendre pouvoir battre Kae lors d'un duel à mains nues. Ou Vjutta. Vjutta l'aurait battu à plates coutures.

Priii ne s'arrêtait pas de taper dans le vide. Son obstination était remarquable. Néanmoins, à aucun moment il ne semblait vouloir s'adapter à son adversaire. Des mouvements un peu plus désordonnés, diminuer un peu la puissance de ses coups au profit d'enchaînements plus rapides... Il aurait pu tenter des choses pour s'approcher de Kae. Mais non. Il ne semblait connaître qu'une seule façon de se battre.
Pendant tout son temps passé au Temple, il n'avait cessé d'entendre le Shaaman Huk répéter que les hommes d'un seul livre était les adversaires les plus stupidement redoutables. Cette phrase, Kae venait à l'instant d'en comprendre le sens.

Les enfants avaient prévenu leurs parents. Un attroupement, un cercle, se formait autour des deux combattants. Beaucoup encourageaient Priii. Et c'était tout à fait normal. Cependant, certaines des personnes présentes restaient sur la défensive. Une poignée d'entre eux n'encourageaient ni Priii, ni Kae. Ils se contentaient d'observer. Avaient-ils compris que leur plus grand guerrier était tout simplement en train de se ridiculiser ?
Pour Kae, la question maintenant était de savoir quelle était la meilleure option. Laisser Priii continuer à danser sa gigue, le mettre hors d'état de nuire rapidement et efficacement, ou bien lui faire mordre la poussière le plus violemment possible, afin qu'il n'essaye plus jamais de revenir à l'assaut ?
Il était inutile de préciser que Kae, drapé dans sa fierté probablement mal placée en cet instant, n'envisageait à aucun moment de se laisser perdre.

Tout le village les observait maintenant. Priii, au terme d'un énième assaut, avait encore échoué à toucher Kae. Il s'était légèrement écarté, les bras ballants, pantelant. Son adversaire, quant à lui, ne semblait même pas transpirer. Kae tenta vainement de le ramener à la raison.

- As-tu assez ? Arrêtés-tu la combat ? Tu vas gagner rien. Si tu continues. Moi j'ai marre de combat.

- Ce... Combat... Sera... Terminé... (il cracha par terre) Quand je l'aurais décidé, demi-homme.

- Tu n'as pas position décideur.

- C'est ce qu'on va voir ! Yaaaaah !

Priii repartit à l'attaque. Kae esquiva et, sans que ce fut calculé, il vit son corps riposter. Il frappa Priii à l'abdomen de la paume de sa main. Le yornien en fut le premier surpris. Comment ? Quoi ? Son corps venait de réagir sans qu'il ne lui en donne l'ordre ! Qu'est-ce qui se passait ? Kae n'eut pas le temps de réfléchir plus en détail à ce qui venait d'arriver qu'une douleur atroce lui enserra le crâne. Par les Bêtes divines. Le Mot ? Le Mot tentait de contrôler son corps ?
Un autre coup de Priii arriva. Kae l'esquiva et son corps riposta. La douleur dans sa boite crânienne augmenta brusquement jusqu'à atteindre un niveau insoutenable. Kae perdit connaissance. Il sentit le Mot en profiter pour prendre le contrôle total et entier de sa personne.

Tout devint noir.

-------------

Quand Kae recouvra ses esprits, Priii gisait raide mort à ses pieds.

Le reste du village était étendu au sol. Ils respiraient.
Bien qu'il ignorait ce qui avait bien pu se passer durant son moment d'absence, il lui était évident qu'il ne pouvait plus se permettre de rester au village.

Sans attendre plus longtemps, Kae repassa à la hutte dans laquelle il dormait, y récupéra ses affaires ainsi que certains vivres et outres remplies puis partit en direction de la forêt récupérer ses Scrynen. Une fois ses armes en sa possession, Kae partirait tout droit vers la Porte. Le Mot lui avait forcé la main et empêché de temporiser son action. Très bien. Il en prenait donc son parti.

Une fois sous le couvert des arbres, la tension des premiers instants retombées, Kae se rendit compte qu'un poids lui avait été retiré des épaules. Que sa conscience pesait littéralement moins lourd. 

Le Mot. Le Mot était parti. Kae en ressentit un grand soulagement.

------------------------------------------------------------------------------------------

Kae secoua la tête. Non. Il n'arrivait toujours pas à mettre le doigt sur ce qu'il le gênait.
Le Mot avait disparu pour de bon, il en était convaincu. Alors qu'est-ce qui le chagrinait encore à ce point ?

Il continua d'avancer.

La Porte restait son objectif.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire