Un esprit parmi les âmes

On l'avait trouvé en train de ramper à plat ventre sur la plage, tentant tant bien que mal de chasser des crabes de roches à mains nues. 
Décharné, le visage émacié, il tenait à peine debout. 
Son aspect général, combiné à sa peau trop blanche et ses yeux sans pupilles, avait convaincu les guerriers qui étaient tombés dessus qu'ils avaient à faire à un esprit plutôt qu'à un homme.
Ils l'avaient ramené au village. Ils se devaient de l'aider. Laisser un esprit s'étioler sans intervenir aurait attiré le mauvais Sort sur l'ensemble des villageois.
Je me rappelle du moment où il est arrivé, porté sous chacune de ses aisselles par un guerrier. Ses pieds, trainant lamentablement au sol, traçaient des sillons zigzaguant dans la terre battue. Si c'était un esprit pensais-je, c'était indubitablement un esprit mineur, ou même simplement un khnomw. Et si c'était un humain, je me demandais comment il fut possible que ce dernier vive encore.

Six mois s'était écoulé depuis ces événements. Il était maintenant clair que, malgré son apparence des plus singulières, nous avions bien à faire à un être mi-esprit, mi-humain.

Kê, car cela semblait être le nom de cette créature, avait repris du poil de la bête. Au début prudent et distant, il s'était très vite détendu lorsqu'on lui avait offert gite et nourriture. Une fois qu'il eut compris que nous ne représentions pas un danger pour sa vie, il avait fait de son mieux pour s'accoutumer à notre mode de vie et s'intégrer à la vie de notre village.
Lors de sa convalescence, il rapidement acquit les bases rudimentaires de notre langue. Il faut dire que son arrivée avait créé l'effervescence. Il ne se passa pas un seul jour durant tout le temps où il resta allongé pendant lequel un badaud quelconque ne vint lui rendre visite. A défaut de parler, il entendit et écouta beaucoup de personne discuter.

Et une fois qu'il fut capable de remarcher correctement, il essaya par tous les moyens de se rendre utile au village.
Au commencement, nous le fîmes travailler aux champs, avec nous. Son travail était apprécié.
Après quelques semaines, il insista pour qu'on le laisse partir chasser. Beaucoup de personnes étaient réticentes à l'idée de laisser une lance et un bouclier dans les mains d'une créature aussi étrange. Je partageais leur point de vue d'ailleurs. Alors on ne lui permit de prendre qu'un unique pieu court et mal effilé. Le genre d'outils qu'on donne aux jeunes enfants pour leur apprendre le maniement des armes.
Il ramena un Double-Marfir. Son efficacité à la chasse en effraya plus d'un et on lui confisqua définitivement le pieu... Et on fit la fête pendant trois jours et trois nuits autour de la carcasse qu'il avait ramené. 
Une fête à laquelle Kê décida de ne pas participer. Il ne cessa de répéter qu'utiliser ce pieu lui avait rappelé qu'il devait retrouver ses "lances de guerrier qu'il avait laissé dans la mer". Sa mauvaise maîtrise de notre langue et son entêtement à vouloir fouiller seul le moindre recoin de la plage sur laquelle nous l'avions trouvé ne me permit pas d'en savoir vraiment plus sur ce qu'il cherchait réellement. Toujours est-il qu'il revint au troisième jour les mains vides. Cependant, son comportement me laissa suspecter qu'il avait retrouvé ses lances. Il ne les avait simplement pas ramené au village, de peur qu'on les lui confisque. Elles étaient surement maintenant cachées dans les alentours du village dans un endroit connu de lui seul.
Kê avait donc abandonné la chasse et repris le chemin des champs.

Sans nulle part où aller, Kê était effectivement resté dans notre village. Les enfants et adolescents ne le craignaient point et jouaient souvent avec lui. Malgré sa peau et ses yeux repoussants, son air juvénile et son enthousiasme à participer aux différents jeux qu'on lui proposait ravissaient les plus jeunes.
Les adultes, pour la plupart, n'osaient s'approcher de lui. En même temps, qui pourraient leur en vouloir ? Un être vraisemblablement issu du fruit d'un amour défendu entre un humain et un esprit, capable de tuer un Double-Marfir armé d'un simple pieu, ça avait de quoi faire frémir même les plus endurcis de nos guerriers. Au final, il m'était apparu que j'étais le seul adulte enclin à converser avec lui. En même temps, quand on travaille trois jours sur quatre sur la même parcelle, il est difficile de ne pas discuter avec son voisin. Et même si cette créature restait toujours pour moi une énigme, j'étais persuadé qu'il n'était pas une menace pour notre village.

Il n'y avait qu'à l'observer en ce moment même, en train de jouer au Jiradi. Il jouait le rôle du Poulet-Chassé à merveille. Il trichait volontairement pour laisser chacun des enfants gagner à tour de rôle. En le voyant se mouvoir, m'était avis que s'il décidait réellement de gagner, aucune des personnes que je connaissais n'aurait pu l'attraper. Son agilité était impressionnante à observer, même lorsqu'il la bridait sciemment comme en ce moment. 
Tous les enfants lui couraient après en poussant des cris de joies. Même lui semblait s'amuser. Je m'adossais encore un peu plus confortablement contre mon néflier.

" Quelle mascarade...
- Bonjour Priy ! Je ne t'ai pas entendu arriver ! Quel bon vent t'amène ?
- Regarde-moi ce demi-homme en train de gagner la sympathie de nos enfants. Il n'y a que moi que ça choque ? Sérieusement ? Il est en train de les pervertir !
- Calme-toi. Il ne fait que jouer au Jiradi avec eux. Tout le monde s'amuse.
- Aujourd'hui il joue au Jiradi, demain nos enfants seront des adultes qui ne se méfieront plus de lui et après-demain ils lui permettront de porter une lance ! C'est un danger pour notre village !
- Je pense que tu exagères. Le Conseil des Anciens lui a permis de résider dans notre village tant qu'il ne semait pas le trouble ou qu'il ne brandissait pas d'arme. Et vu comment il se tient à carreaux depuis ces trois derniers mois, je ne pense pas qu'il soit un véritable danger. Qui plus est...
- Il endort la méfiance de tout notre peuple ! Même toi tu commences à ne plus le craindre ! C'est une erreur grossière ! Je suis la seule personne encore lucide dans ce village on dirait !
- ... Qui plus est, si vraiment il commence à devenir dangereux, vous arriveriez à le tuer facilement, toi et tes guerriers. Laisse-le vivre un peu !
- Humpf ! Non ! J'en ai ma claque de devoir supporter sa tronche d'esprit mal fini ! Eh ! Toi ! Demi-homme !

Kê releva la tête vers Priy sans pour autant arrêter d'esquiver les assauts incessants des différents mioches qui lui tournaient autour.

- Oui ! Toi ! Viens par là ! Les morveux, dégagez ! J'ai à parler avec ce type !

Priy savait se montrer menaçant et effrayant lorsqu'il le voulait. Les enfants déguerpirent sans demander leur rester.

- Moi pas veux moi combattre contre toi.

Les règles de construction grammaticale restait encore compliquée à appréhender pour Kê. Mais l'idée était là et son expression faciale traduisait très bien son refus.

- Je ne t'ai pas demandé ton avis, face de chèvre !

Alors, de tout la force dont il était capable, Priy lui lança une immense droite au visage. Qui frola Kê de quelques centimètres sans le toucher. Il me fallu un temps avant de comprendre et réaliser que ce n'était pas Priy qui avait sciemment visé à côté mais bien Kê qui avait esquivé le coup qui lui était destiné. Son mouvement avait été à la limite du perceptible.
Priy hurla de rage et commença à faire pleuvoir les coups sur Kê. Coups de pied, coups de poings, genoux, coude, uppercut, coup de pied sauté... Coup de boule ? Vraiment ? Aucun de ses coups n'atteignait son adversaire. Priy se battait contre un opposant encore plus insaisissable que le vent.

Le combat (ou devrais-je parler d'une danse ?) continua. Priy était endurant et têtu. Kê ne semblait pas devoir fournir un quelconque effort pour éviter les différentes attaques qui lui tombaient dessus.
Et moi, j'observais ce ballet mortel, fasciné. Il était évident à tous qu'il aurait suffit à Priy de toucher Kê avec un seul de ses coups pour le mettre à mal. Néanmoins, j'avais tout de suite compris que cela n'arriverait jamais.
Kê et Priy ne se battaient tout simplement pas sur le même plan. Un monde les séparait. Jamais aucun coup n'aurait pu ramener l'esprit Kê dans la réalité bêtement humaine de Priy.

Les enfants avaient prévenu leurs parents. Un attroupement, un cercle, se formait autour des deux combattants. Beaucoup encourageaient Priy. Certains avaient, comme moi, compris au premier regard que notre plus grand guerrier était tout simplement en train de se ridiculiser. Devant les siens et devant les esprits.

Tout le village les observait maintenant. Priy, au terme d'un énième assaut, avait encore échoué à toucher Kê. Il s'était légèrement écarté, les bras ballants, pantelant. Son adversaire, quant à lui, ne semblait même pas transpirer.

- As-tu assez ? Arrêtés-tu la combat ? Tu vas gagner rien. Si tu continues. Moi j'ai marre de combat.

- Ce... Combat... Sera... Terminé... (il cracha par terre) Quand je l'aurais décidé, demi-homme.

- Tu n'as pas position décideur.

- C'est ce qu'on va voir ! Yaaaaah !

Priy repartit à l'attaque. Je ne fut pas surpris lorsque Kê esquiva mais je le fus plus lorsque je vis qu'il essayait de riposter. Il rendait les coups. Il bougeait, se recroquevillait, rentrait sous la garde de son adversaire, frappait, et ressortait en sautillant. Toujours aussi fluide que l'eau des rivières. Malheureusement pour lui, ses coups n'avaient aucun effet. Il n'avait pas assez de force. Il ne tapait pas avec suffisamment de puissance pour entamer le cuir de ce mastodonte de Priy. Il continuait néanmoins. Se baissait, frappait du bas vers le haut, paume ouverte, bondissait en arrière, fonçait en avant, esquivait le pied de Priy, frappait mollement. Priy ne sentait absolument rien. Kê devait surement se rendre compte que ses coups ne portaient pas. Il continuait néanmoins à riposter.

Le combat était singulièrement asymétrique. On aurait dit un taureau se battant avec une mouche. La mouche agaçant le taureau, lui tournant autour. Le taureau irrité sans être blessé par le manège de l'insecte, incapable de se débarrasser de ce parasite trop petit et trop vif pour ses cornes.

Le combat ne s'arrêtait pas. Les villageois avaient arrêtés de vociférer. Ils regardaient, captivés par cette violente chorégraphie. Moi aussi j'étais subjugué. Jamais aussi beau spectacle ne me fut donné à voir. La Force contre l'Agilité. Le roc contre le cours d'eau. L'ardeur du soleil contre la fraîcheur de la brise. Ce combat transcendait ses limites terrestres. La bataille de chaque instant, celle où le Mal et le Bien s'affronte. La naissance d'un enfant pour la mort d'un aïeux. Les saisons des moissons et les périodes de sécheresses.  Ce combat racontait l'histoire sans cesse renouvelée de la vie. Il nous touchait, tous autant que nous étions, tout au fond de nos âmes. Les deux combattants avaient perdu leur singularité. Ils formaient un tout dans le grand bal de l'univers auquel nous avions la chance d'assister.

Priy tapait toujours furieusement dans le vide. Kê frappait toujours aussi méticuleusement Priy. Je sortis tout d'un coup de la torpeur dans laquelle l'observation du combat m'avait plongé. Méticuleusement. Pourquoi ce mot m'était venu à l'esprit ? Je secouais ma tête embrumée et décidait d'observer plus en détail Kê.
Il tapait méticuleusement. C'était sans en douter le mot exact. Il m'apparaissait maintenant avec une clarté absolue que Kê choisissait avec une précision chirurgicale l'endroit où atterrissaient ses coups. Donnés du bout des ses doigts ou de la paume de sa main. Jamais avec le poing fermé. Il ne cherchait pas à meurtrir la chair. Son but était autre. Je frissonnais de tout mon corps. Dès que j'eus compris ce qu'il se tramait, je ne perdis pas un seul instant pour me lever et prendre mon ami à bras le corps. Interrompre la danse mortelle dans laquelle il s'était lancé. Voilà la seule chose qui m'importait.

- Priy ! Cesse cette folie tout de suite ! Il est en train de te tuer !
D'un revers de bras, sans même me regarder, il me fit valser dans le sable.

- Qu'est-ce tu racontes, paysan !? Ce moustique ne m'a pas encore infligé ne serait-ce une seule égratignure ! Je vais l'étriper !

Sans essayer de d'abord cracher la terre qui emplissait ma bouche, je dis à toute vitesse et avant qu'il n'eut le temps de repartir à l'assaut : "Il n'essaye pas d'ouvrir ta chair ! Il est en train de détruire ton âme !"

Kê fit claquer sa langue en secouant doucement la tête. Un sourire des plus lugubres se dessinait sur son visage.
- Je ne m'attendais pas à ce que l'un de vous comprenne. Je m'amusais bien ! J'aurais pu continuer longtemps ! Mais si je dois en finir...
Il fixa Priy d'un regard de dément. Sa voix était changée. Comme rouillée. Comme si il avait eu du mal à utiliser ses cordes vocales. Priy, quant à lui, commençait seulement à comprendre ce qui venait de lui arriver.
- Enfant de salauds ! dit-il en s'élançant vers l'homme-esprit, je vais te...


Priy tomba raide mort.
Tous ceux qui entendirent ce mot, moi compris, perdirent momentanément l'usage de leur sens. Je ne vis plus le bleu du ciel. Je n'entendis plus les grillons chanter. Mes mains ne sentirent plus le sable qui crissait sous elles. La terre qui emplissait encore ma bouche n'eut plus de goût. Mon nez ne sentit plus l'odeur de transpiration rance qui émanait de mes semblables agglutinés autour de moi.
Mais mon âme, elle, sentit le Néant planer au-dessus de son existence.

Le temps que nous recouvrions nos sens et nos âmes, Kê avait disparu.

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