Se jeter à l'eau

Ils étaient assis sur la plage. À l'ombre des dattiers. Sa tête reposait contre son bras. Kae n'était pas forcément un colosse mais Jya était vraiment toute petite. Et on aurait dit que le temps l'avait ratatiné.
Sa chevelure était maintenant de la même couleur que celle de Kae.
Elle était devenue vieille. Kae était toujours le même.

Elle cachait ses mains contre elle pour pas qu'il ne voie qu'elles tremblaient.
- Dis. Tu m'aimeras jusqu'à ma mort ?
- Oui.
- Tu es si sûr de toi quand tu dis ça... À chaque fois que je te l'ai demandé. Pas un seul instant d'hésitation. Un "oui" franc et net. Comment peux-tu le savoir avec autant de conviction ?

La vérité était qu'il ne l'aimait pas. Mais il n'était pas assez idiot pour ne pas savoir comment gérer les émotions de Jya. Surtout après autant de temps passé ensemble. Il connaissait ses répliques.
Il allait encore devoir inventer un semi-mensonge pour sa contenter belle...

Mais avant d'avoir pu répondre, Kae se releva d'un bond. Trop vite pour Jya qui n'eut pas le temps de redresser sa tête et tomba à la renverse. Il avait aperçu quelque chose se mouvoir à la surface de l'eau.
Il avait la berlue ou bien ?
Il se retourna vers Jya, un grand sourire aux lèvres.

- Tu veux savoir comment je le sais ? 
Elle opina. Il tendit sa main pour la relever.
- Suis-moi. 
Il l'emmena jusqu'au rivage. Les vaguelettes qui s'écrasaient contre le sable léchaient leurs orteils.
- Observe bien.

Elle ne voyait plus très bien depuis un petit moment déjà mais n'avait encore jamais osé s'en ouvrir à Kae. Elle ne voyait que la masse floue et immense de la mer sous un soleil de plomb. Qu'est-ce qu'il voulait qu'elle observe...?
... 
... 
Vu.

Une homme sorti de l'eau. Enfin. Il aurait été plus exact de dire qu'un être humanoïde surgit des abysses et vint se dresser face à eux. Il resta immobile à quelques brassées d'eux, immergé jusqu'au genoux. Il était véritablement immense. Et il... Il possédait des appendices semblables à de longues tentacules au niveau de son torse et de ses omoplates. On aurait dit qu'il portait une crinière mouvante et visqueuse. Ses yeux, enfoncés dans son crâne, étaient très petits et plus noirs que le fond de l'océan. Et, Jya était prête à le jurer, ces yeux étaient en train de la sonder jusqu'au plus profond de son âme.
Elle frémit. Elle aurait voulu faire demi-tour et se réfugier le plus loin possible de cette chose qui n'aurait jamais du exister. Mais Kae la retenait d'une poigne de fer. Une poigne froide et intraitable. Rien à voir avec la main qu'un homme amoureux aurait du tendre à sa bien-aimée. 
C'est vrai qu'il n'avait jamais été très bon pour la cajoler et la rassurer. Cela ne l'avait jamais dérangé. Jusqu'à aujourd'hui. Elle voulait s'en aller. Mais elle ne le pouvait pas. Elle avait peur. Si peur.

L'Être commença à parler. Elle voyait ses lèvres bouger mais il lui semblait que sa voix résonnait directement à l'intérieur de sa tête, sans avoir à traverser la distance qui les séparaient. Sa voix était profonde et rauque. Elle ne comprenait pas un traître mot de ce qu'il disait.

Kae, lui, comprenait. Il lui répondait dans le même langage. C'était la première fois qu'elle l'entendait parler autre chose que sa langue. Cela la surpris, malgré elle.
Elle savait bien que Kae n'était pas de Tafamé. D'ailleurs, il était facile de se rendre compte que le cryfandien n'était pas sa langue natale. Il avait conservé un petit accent chantant très charmant. Il était évident que Kae parlait d'autres langues.
Mais une langue aussi monstrueuse ? Était-ce seulement humain que de savoir la parler ? Les intonations de Kae en ce moment étaient loin d'être chantantes ou charmantes. Crissantes et gutturales auraient été des adjectifs plus adaptés.
Jya frissonna. Il faisait incroyablement chaud pour la saison et pourtant elle était frigorifiée.

Forcée de rester immobile, elle ne comprenait pas ce qui se passait mais tout son coprs lui criait de s'enfuir. La Peur rampa jusqu'à elle.
Leurs échanges lui parurent durer une éternité. Une éternité pendant laquelle la Peur continua de s'immiscer en elle. Elle  l'enserra dans son étreinte mortelle et ne la lâcha plus.
 Jya était devenue sa propre ombre. Une ombre enchaînée par le poignet à Kae. La Peur devint une partie intégrante de Jya. Elle suintait par tous les pores de sa peau.

Alors que cela faisait déjà très longtemps qu'elle avait perdu tout espoir, qu'elle aurait voulu mourir, les voix cessèrent. L'intensité de la Peur redoubla.
Kae s'adressa alors à elle.
- Suis-moi.

Bien que son injonction s'apparentait très fortement à un ordre et qu'en temps normal Jya aurait été toute prête à se rebiffer, elle n'en fit rien. Il la tira par la main et l'emmena dans l'eau. Elle le suivit docilement. 
Il l'aimait, n'est-ce pas ? Si il lui demandait de le suivre, c'était pour son bien, assurément. Si elle lui obéissait, peut-être qu'elle n'aurait plus cette Peur en elle.

Elle eut de l'eau jusqu'à la taille avant qu'elle ne puisse s'en rendre compte.

Jya avait toujours vécu au bord de l'eau. Elle savait et adorait nager. En toutes autres circonstances, que Kae l'amène nager lui aurait fait plaisir. Le problème actuel était que s'enfoncer dans l'eau signifiait suivre le sillage de l'Être. Il avançait devant eux. Il marchait d'un pas lent. Il était clair qu'il leur ouvrait le chemin, qu'il les attendait... Il était clair que Kae tentait de le rejoindre.

Elle avait maintenant de l'eau au-dessus des épaules.

Kae n'avait pas desserré sa prise.
Jya commença à paniquer. Elle devint tellement blême que sa peau vira au gris et sa lèvre inférieure se mit à trembler. Pourtant, elle n'émit aucun son, aucune protestation. Elle se laissa tirer vers le large par Kae. Elle aurait voulu de ton son corps se rebeller, regagner la terre ferme. Mais elle ne le pouvait pas. Pour une raison qui lui resterait à jamais inconnue, elle ne put faire demi-tour. L'énorme monstre humanoïde avait plongé. On ne le voyait peut-être plus mais Jya pouvait ressentir sa présence tout autour d'elle.

Elle n'avait plus pied. Elle se maintenait à la surface en battant des jambes. Kae continuait d'avancer.

Elle n'avait plus l'endurance de ses 20 ans. Elle ne pourrait pas maintenir sa tête hors de l'eau indéfiniment.
Elle se fatiguait déjà.

Kae non plus n'eut plus pied.

Et, à partir de ce moment, quelque chose se passa. Un mouvement de l'air imperceptible, une sensation sur laquelle Jya ne parvint pas à mettre le doigt. Mais il était clair que, immédiatement, tout changea pour Jya. Un sentiment inconnu s'empara d'elle et chassa au loin cette Peur qu'elle aurait crue irrémédiablement ancrée.
- Accroche-toi à mon dos.
Obéissante, et soulagée de ne plus à avoir d'effort à fournir, Jya enroula ses bras autour des épaules de Kae. Il se mit à nager d'une lente brasse dans une mer d'un calme plat.

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Ils nagèrent ainsi. 
Lui avançant. 
Elle se laissant porter. 
Le bruit de l'eau que le corps de Kae déplaçait par sa nage douce et régulière. Le cri des mouettes au loin.
La chaleur du soleil.

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Jya retrouva son calme. Elle oublia le monstre. Elle oublia la Peur. Blottie contre son amant, elle posa sa tête entre ses omoplates  et ferma les yeux. La chaleur qui irradiait du corps de Kae l'emplissait d'une félicité ineffable. Elle le laissa l'emmener encore plus loin.

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Plus aucune terre ne fut plus en vue. Elle ne savait pas où il l'emmenait. Mais cela lui était égal. Son esprit n'était plus concentré que sur une seule idée, une seule certitude qui lui apparaissait maintenant en pleine lumière. 

Kae l'aimerait jusqu'à sa mort. 

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