Rejoindre l'autre rive

Raki aimait parler pour ne rien dire. Et ce tout particulièrement après avoir fait l'amour. Kae avait très rapidement appris à abhorrer ce trait de caractère chez son compagnon. Mais il continuait de revenir dormir chez lui. 
Car, finalement et par tous les autres aspects, partager sa couche de temps à autre n'était pas particulièrement désagréable. Et puis Kae avait besoin de la catharsis que cet acte charnel lui procurait. Six ans. Six ans qu'il était bloqué à Tafamé. Cette attente commençait à l'irriter. Plus que l'attente en elle-même, c'était le fait de ne pas savoir quand celle-ci cesserait qui agaçait Kae.
Il avait beau savoir que la notion de durée était perçue différemment par les Bêtes divines, il commençait à trouver le temps long. Pourquoi Neuf-bras ne s'était-il toujours pas montré ? Le Solitaire l'avait convoqué sous l'égide de la Bénédiction de ȽɤɧϠ. C'était comme si un de ses frères avait requit son aide. Il était obligé de répondre à son appel. Pourquoi ne l'avait-il toujours pas fait ?

Kae avait sincèrement cru que ses 250 ans et quelques d'existence lui avaient appris la patience. Force était de constater qu'il avait eu tort. Il n'en pouvait plus d'attendre.
- Et du coup, tes beaux yeux blancs, tes épées bizarres et le fait que tu sois un prêtre... Rien de tout ça n'est vraiment lié ?

Raki n'aidait absolument pas. Il ressassait constamment les mêmes conversations. Pour une raison que Kae ne parvenait pas à comprendre, Raki restait convaincu que sa nature de Noble-Déchu, ses Scrynen et sa prêtrise étaient d'une manière ou d'une autre intimement liée entre elles.
Kae suspectait aussi que son statut ambivalent de prêtre-soldat, c'est-à-dire d'homme saint mais violent, excitait Raki. Cela aurait été la raison la plus évidente pour laquelle il remettait invariablement ce sujet sur la tapis, surtout en des moments pareils.
Pour la énième fois, Kae se força à lui répondre.

- Ces choses ne sont pas liées en elles-mêmes. Tu peux posséder des Scrynen et ne pas être un prêtre. Tu peux être un Noble-Sourd et ne pas posséder de Scryn.
Cependant, dans mon cas, on peut dire que l'une est la conséquence de l'autre.
Je suis né Noble-Aveugle et la fortune a voulu que ma génitrice préfère me confier au Temple des Bêtes plutôt que de me tuer. Devenir un serviteur du Triumvira m'a permis d'acquérir une quasi-immortalité. Et cette quasi-immortalité m'a permis d'avoir assez de temps pour mériter de porter deux Scrynen. Il y a un lien, comme tu peux le voir. Mais pas aussi indéfectible que tu tends à le penser.

- Ok, ok...

Il jouait avec ses cheveux blancs. Ça aussi, on dirait qu'il n'arrivait pas à s'en remettre.

- D'ailleurs, je ne t'ai jamais demandé. Pourquoi tu dis "quasi-immortel"? C'est quoi la différence avec "immortel"?

Tiens, c'est vrai. Il ne lui avait jamais demandé. Sûrement une des seules particularités de Kae sur laquelle il ne fantasmait pas. Pas encore du moins.

- Je suis "immortel" dans le sens où mon processus de vieillissement biologique a stoppé alors que j'avais 22 ans. Et je suis immunisé contre la totalité des poisons et les seules maladies que je peux attraper ne me sont pas mortelles.
Et je suis "quasi" dans le sens où je peux tout à fait être tué. Si on me tue d'un coup net. Par exemple, si on me tranche la tête, je meurs. Mais si tu ne fais que me lacérer de coups de couteaux et que tu attendes que je succombes à mes blessures, tu pourrais attendre longtemps. Je serais très sûrement inconscient pendant une très longue période mais je n'en mourrai pas.

- Ah ouais... 
Raki marqua un pause. Signe que ce qu'il s'apprêtait à déclarer était d'une grande intelligence. Ou une énorme bêtise. Le plus souvent, c'était une énorme bêtise.

- C'est super bizarre de me dire que je me tape un jeunot de trente ans mon cadet qui est en fait beaucoup plus vieux que moi.

Et voilà. Qu'est-ce qu'on disait ?

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Raki s'était endormi. Kae s'était subrepticement glissé hors de la cahute et s'était assis sur la plage, les genoux repliés entre ses bras, le menton posé dessus.
Ça faisait quelques mois maintenant qu'il avait adopté ce rituel. Venir fixer les vagues qui s'abattaient sur le rivage à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Comme si ça allait le faire arriver plus vite. 

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Le soleil était levé depuis déjà quelques heures quand Raki vint le rejoindre sur la plage.
Kae n'avait pas bougé d'un iota.

- T'as encore passé la nuit sur le sable, hein ?
- Hmmm.
Il essaya de passer son bras autour des épaules de Kae. Mais se ravisa vite quand son regard croisa les yeux de Kae. Il n'aimait pas qu'on le touche sans "aucune" raison. 
- Qu'est-ce qu'il y a ? Dis-moi. Tu sais que tu peux me faire confiance. Je n'aime pas te voir dans cet état d'apathie.
- Je te l'ai déjà dit. J'attends quelqu'un.
- Et moi je te répète que, qui que soit la personne que tu attends, jamais elle n'arrivera. Personne ne pénètre en Tafamé. Tu nais ici, tu meurs ici. C'est comme ça. On en est pas malheureux pour autant. 
- Je ne suis pas né ici à ce que je sache. 
Raki ne put s'empêcher de lui frotter les cheveux. 
- Héhé ! Petit malin ! Les tarés dans ton genre capable de traverser les marécages, ça court pas les rues !
- Hmmm.

Ils restèrent assis, silencieux, l'un à côté de l'autre. 
Puis Raki en eut marre, tapa sur le haut de ses cuisses et se leva.

- Bon ! Je retourne préparer le petit dej'. Tu me rejoins dans quelques instants ?
- Hmmm. 

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