Les yeux de l'Autre

Il était allongé sur la table d'opération, le dossier légèrement relevé. Il avait refusé toutes les propositions d'anesthésiants, calmants ou narcotiques que Doc' lui avait faites. Doc' était donc en train de lui retirer à vif des échardes de métal particulièrement tranchantes de sa tempe. Et il ne bronchait absolument pas. Pas même le début d'une légère grimace de douleur. Il semblait même apprécier l'expérience. Doc' se retint de frissonner.
Vjutta l'effrayait au plus haut point. Mais il était trop tard pour faire machine arrière maintenant. Il avait décidé de quitter la prêtrise de son propre gré, il n'y avait pas de retour en arrière possible.
Principalement pour cette raison, Doc' se réjouissait de l'arrivée de Krilertach dans leur petit groupe. Lui aussi semblait mal à l'aise vis-à-vis de Vjutta. C'était peut-être très égoïste de sa part mais il se sentait moins seul.
- Comment parviens-tu as rester aussi stoïque avec cette gueule en sang que tu as ?
- Je n'ai pas l'intention de te répondre. Si tu continuais à inutilement aiguiser ta hache plutôt ?

Cilla en profita pour s'immiscer dans la conversation avec le tact d'un Bagon dans un magasin de porcelaine. 
- Mwarfmwarfmwarf ! Eh ! Le puceau ! Il a raison Vjutta ! Pourquoi tu continues à aiguiser ta vieille hache ? T'es au courant que t'as la Rabellum maintenant ?
- Fous-moi la paix, Cilla. Me concentrer sur un travail manuel m'apaise. J'en ai besoin.
- T'en as besoin ?! Mwarfmwarf ! Tu veux que je te ramène des aiguilles à tricoter et une pelote de laine pour la prochaine fois ? On dirait que...
- Il suffit. Cilla, laisse-le tranquille.

Cilla s'interrompit immédiatement sans même discuter. Doc' n'appréciait pas Cilla mais il ne la craignait absolument pas. Elle, il comprenait comment elle fonctionnait. Sa personnalité pouvait se résumer en deux traits de caractère prédominants : premièrement, elle était narcissique et deuxièmement elle était incapable de cerner la différence entre bien et mal. Elle ne tirait aucune satisfaction dans le fait de faire souffrir son prochain, mais ça ne le dérangeait pas le moins du monde non plus. Et, livrée à elle-même, elle n'aurait fait que ce qu'elle voulait en éliminant tous ceux qui auraient pu se mettre sur son passage. Elle aurait été un électron libre potentiellement dangereux.
Ceci ayant été dit, il était curieux de constater qu'elle vouait une loyauté sans faille à Vjutta.

Cilla reprit une grande lampée de la bouteille de Jhùrk qu'elle tenait à la main puis se tint tranquille une trentaine de secondes... avant de partir d'un immense éclat de rire joyeux en secouant sa bouteille dans tous les sens. Krilertach fut copieusement arrosé d'alcool dans la manœuvre mais il n'osa pas s'en offusquer.

- N'empêche, on les a explosé ! On les a réduit en poussières ces toutous du Triumvira ! T'aurais du voir ça, Doc'! Moi, j'étais dans mon arbre avec le Lugdanash et j'étais à une place parfaite pour tout admirer ! Ils étaient environ quatre-vingt à fouiller la forêt de long en large et ces trouducs, ils étaient incapables de nous mettre la main dessus ! On les a fait tourner en bourrique pendant bien six heures les drôles ! Et puis Vjutta m'a demandé de tuer une de ces soldats à la noix, et vla' t'y pas qu'ils se ramènent tous autour du cadavre comme des mouches autour de la merde ! Et là, Vjutta est entré dans la danse...Et c'était magnifique. Tu aurais dû voir ! Vjutta, il...

Doc' ne pouvait pas se permettre de l'écouter. Il devait rester concentré sur sa tâche actuelle, à savoir extirper des bouts de métal de la tête de son chef sans lui retirer des bouts de cervelle dans le processus. Par ailleurs, c'était la troisième fois depuis qu'ils étaient revenus qu'elle se mettait à raconter leurs exploits. Cependant, cette fois-ci, sa version ne semblait pas trop comporter d'exagérations rocambolesques. Surprenant de sa part.
Vjutta toujours aussi calme, souriait gentiment en écoutant les élucubrations de Cilla. Son regard croisa celui de Doc', penché à quelques centimètres au-dessus de son front.
- Tout va bien ? Lui demanda-t-il.
Doc' acquiesça, plus que deux ou trois morceaux au niveau de la tête à enlever puis il pourrait passer au torse et au bras. Ça sera plus aisé à enlever. En tout cas, et heureusement pour Vjutta, les morceaux de Scryn avaient perdu leur tranchant extraordinaire au moment où la lame avait volé en éclats. Sinon, il serait mort sur le coup. Ce n'était donc que des morceaux de métal que l'on pourrait qualifier de "classiques" que Doc' avait à gérer en ce moment. Il savait faire.

Vjutta émit un petit rire à l'évocation de sa propre mort.
- Tu t'inquiètes pour rien, Doc'. Je ne peux pas mourir. En tout cas, pas encore. Je suis béni par Xila, je te le rappelle. Les morceaux de Scryn n'avaient pas d'autre choix que perdre de leur tranchant avant de me toucher.

Krilertach se racla poliment la gorge.
- Si je peux me permettre Vjutta, la Bénédiction que t'as conféré Xila n'est en rien responsable de ta survie pour le coup.
Le travail du métal n'est qu' une infime partie du processus de fabrication d'un Scryn. L'étape qui demande le plus d'effort aux Forgerons, c'est l'insufflation de la puissance de l'Aube ou du Crépuscule dans la lame. Réussir à introduire dans un objet physique une telle puissance Bestiale relève de l'exploit en réalité. Et il me semble évident que cette puissance ne peut être contenue que dans une lame en parfait état. La puissance si particulière du Scryn s'est sûrement échappée au moment où tu as fait voler la lame en éclats...
Et puis je ne pense pas qu'une Bénédiction, quelle que soit la Bête divine qui en est à l'origine, soit assez puissante pour protéger un être humain de sa propre mort...

Vjutta ne l'avait pas interrompu. Mais la réplique de son compagnon l'avait visiblement contrarié.
- Krilertach. Ton avis m'indispose. La prochaine fois que tu auras envie de me partager tes pensées, demande-toi d'abord si j'ai envie de les entendre.
Ceci avait été dit sur un ton plus tranchant que n'importe quel lame de Scryn. Krilertach déglutit difficilement et essaya de se faire le plus petit possible. Chose quasiment impossible lorsqu'on mesure plus de deux mètres vingt. Doc', intérieurement terrorisé par la voix de Vjutta, tenta de rester impassible et continua son travail sur le torse. Cilla, elle, éclata de rire. Elle avait eu le temps de finir le reste de sa bouteille de Jhùrk et était particulièrement éméchée.
- Mwarf ! Ça t'apprendra à vouloir faire l'intello, puceau ! Au cas où t'avais toujours pas percuté, Vjutta a toujours raison ! La seule chose qui a le droit de le contredire, c'est Xila ! Mwarf ! On dirait bien que t'as pas une cervelle bien pleine toi, contrairement à tes couilles ! Mwarfmwarf ! Eh ! Doc'! Je... 
- Fout la paix à Doc', il est concentré.

Doc' remercia Vjutta d'un hochement de tête. Le silence lui convenait mieux pour travailler. Et le fait est que personne dans la pièce ne dit plus un mot. Doc' put finir son opération sans être autrement dérangé.
Une fois qu'il eut retiré tous les morceaux de métal qu'il pouvait, Doc' nettoya méticuleusement toutes les plaies, recousu celles qui devaient l'être, les recouvrit d'un onguent de son invention et banda le tout.
Enfin, exténué par ces trois heures de concentration intense, il s'affala sur le sol.

- Merci Doc'. Cette planque est sûre. Personne ne viendra nous déranger. Prend un peu de repos, tu l'as bien mérité.

Il ne se fit pas prier. Doc' se traîna dans un coin de la pièce, s'installa le dos appuyé contre un mur et ferma les yeux. Il ne s'endormit pas pour autant. Il n'avait jamais réussi à trouver le sommeil lorsque Vjutta était dans la même pièce que lui. Il ne se sentait pas suffisamment en sécurité pour cela.
Vjutta resta allongé sur la table d'opération. Les cicatrices que les éclats de Scryn avait rajouté à son visage déjà constellé de scarifications initiatiques étaient presque invisibles. Son visage restait beau. 
Pour un observateur non averti, on aurait dit que Vjutta s'était endormi.
Cilla, elle, décuvait son Jhùrk en ronflant bruyamment.
Krilertach alla se poster dehors, pour faire le guet. On avait beau lui répéter que faire le guet était inutile quand Vjutta était présent, il persistait à vouloir surveiller les alentours. Que grand bien lui fasse. Doc' se cala encore plus confortablement et continua de se reposer.

Un calme seulement troublé par les ronflements de Cilla était tombé parmi eux.

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Il était raisonnable de penser que Doc' fut la première personne à la sentir arriver. Suivi de très près par Vjutta. Ce dernier se releva alors prestement de la table sur laquelle il était allongé, les yeux brillants.
- Elle arrive.
Krilertach s'était précipité à l'intérieur dès lors qu'il l'avait repéré, prêt à répandre la nouvelle. Mais avant de pouvoir ouvrir la bouche, il vit que Doc' et Vjutta était déjà au courant.
Cilla ronflait toujours.

Ils attendaient. Ils l'attendaient. Tous trouvaient cette attente insupportable. Mais les raisons de leurs agacements différaient du tout au tout. Et comme à son habitude, elle décida de surgir d'ailleurs que par l'entrée.

- Réveille-toi, ma bestiole adorée.
Elle était apparue aux côtés de Cilla, lui caressant amoureusement les cheveux, comme une mère aurait pu le faire avec sa fille. Cilla papillota des yeux et se frotta les paupières, tel un bébé qui sort de sa sieste. 
- Môman ? Môman !
Cilla se jeta au cou de la nouvelle arrivée qui lui rendit son étreinte.

Doc' n'arrivait pas à détacher son regard de cette scène morbide. Lui seul avait un problème, il le savait. Il s'en était très tôt ouvert à Vjutta qui s'était montré incroyablement compréhensif.
Xila était une des trois Bêtes divines possédant le don de polymorphisme. Son apparence changeait en fonction de la personne qui la contemplait.

Cilla voyait dans Xila une figure maternelle. Une mère qu'elle n'avait à priori jamais eu qui sentait bon la pomme et le sucre. Et c'est donc tout naturellement qu'elle avait décidé de surnommer Xila "Môman". La Bête divine avait l'air d'apprécier ce surnom.
Krilertach n'avait jamais voulu révéler ce qu'il voyait en regardant Xila mais devenait rouge comme une pivoine à chaque fois que le sujet était abordé.
Vjutta voyait une personne digne d'être admirée. Quelqu'un de grande valeur. Un Homme combinant les qualités de Kae, Minos et lui-même. Le respect que Xila montrait en discutant avec lui était le plus grand des honneurs qu'on aurait pu lui faire.
Doc', quant à lui, voyait une chimère. Un être pseudo-humanoïde horriblement déformé. Des orbites s'ouvrant sur le néant, une chair en putréfaction d'où suintait un liquide verdâtre, des os saillant à des endroits où il n'aurait du ne rien avoir. Et par dessus tout, elle puait. Une odeur pestilentielle qui lui retournait l'estomac. C'est d'ailleurs cette odeur si particulière et si puissante qui expliquait qu'il était invariablement le premier à la sentir, littéralement, arriver. Doc', comme à chacune des visites de Xila, ne put s'empêcher de vomir.

- Mon pauvre Aldebert, tu n'es toujours pas habitué à ma présence ? Tu m'en vois navrée.
Doc' frissonna. Il était clair qu'elle n'était absolument pas désolé de quoi que ce soit. Elle le scrutait d'un regard mauvais de par dessus les cheveux ébouriffés de Cilla qu'elle continuait de caresser.
Elle se délectait de son mal-être. Il ne prit pas la peine de répondre.

Une fois que Cilla eu relâché son étreinte, Xila se leva, adressa un simple hochement de tête en guise de salut à Krilertach qui émit un espèce gargouillis inaudible en réponse, puis alla se planter devant Vjutta, et lui sourit de toute sa mâchoire. Doc' voyait un sourire où les quatre seules dents visibles étaient noires. Il ne doutait pas que Vjutta voyait, lui, une dentition parfaite.
- Que nous vaut l'honneur de ta visite, chère Xila ?
- Je viens pour deux raisons. La première, c'est pour te sermonner Vjutta. A quel moment as-tu cru que c'était une bonne idée que de t'attaquer à Liog de front ? Tu aurais pu y passer ! Je te le rappelle encore une fois, ma Bénédiction ne te protègera pas contre toutes les agressions du monde ! Tu restes un mortel ! Et tu m'es bien plus utile vivant que mort. Ne te remets plus jamais en danger de la sorte.
Vjutta soutenait le regard de Xila mais il était clair que cela lui demandait une volonté d'acier qu'il avait du mal à garder. Pour un peu, on aurait pu le croire contrit par les remontrances qu'on venait de lui faire.
- Excuse-moi, j'ai sous-estimé les forces en présence, ça ne se reproduira plus... Mais tout est bien qui fini bien, non ? Ce coup porté aux prêtres du Temple nous rapproche à grand pas de notre objectif !
- Tes excuses sont acceptées. Et puis, comme tu viens de le dire, je dois bien admettre que vous avez fait du beau boulot en anéantissant une quarantaine de Noble-Déchus dans la même journée. Malheureusement...
- Le Triumvira a encore beaucoup trop de servants à leur solde et à nous trois nous sommes trop lents.
-... Exactement. Krilertach. Ne t'avises plus jamais de me couper la parole.
Doc' soupira en lui-même. Krilertach avait beau être un combattant d'exception, sur la quasi-totalité des autres plans, c'était un benêt complet. Qui, sinon lui, aurait osé couper la parole à une Bête divine, créature existant depuis le Commencement, créatrice de la Mort ? Il semblait désolé de ce qu'il venait faire mais il ne semblait pas être pleinement conscient de la gravité de sa bourde.
- Et c'est d'ailleurs la deuxième raison de ma visite. Je viens vous donner des nouvelles de Kae.
Doc' vit le visage de Vjutta se tendre imperceptiblement à la mention du nom de son ancien compagnon.
- Je t'écoutes.
- Mandrag l'a repéré alors qu'il était dans les contreforts des massifs des Kreausses, côté Cryfandien et elle a alerté les Serruriers. Il s'est fait rattrapé au niveau d'Ovridia mais il a réussi à s'enfuir. Bonne ou mauvaise nouvelle, il s'est enfui en direction du Delta de l'Ifrinop. Il a réussi par je-ne-sais quel tour de force à rejoindre Tafamé, mais il est bloqué là-bas. Et je tiens à le souligner, bien que Kae ne soit pas idiot, ça n'en reste pas moins un névrotique complètement imprévisible. Vu, qu'il a compris qu'il ne pourrait pas rejoindre le gué du Mouton-noir avec les Serruriers sur le dos, il a tenté un coup de poker totalement stupide. Il a demandé à Neuf-Bras de lui régler sa dette.
Vjutta se frappa le front de la paume de sa main en soupirant.
- Mais quel abruti fini à la pisse.
Krilertach avait l'air complètement perdu. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Mais il n'osait plus poser de questions maintenant. Doc' osa parler pour lui et demanda à ce qu'on explicite ce que ces informations signifiaient à Krilertach, afin que tout le monde comprenne l'urgence de la situation dans laquelle ils se trouvaient. Sa demande fut approuvé par Vjutta et Xila.
- Vjutta et moi avons d'autres choses à nous dire. Pourquoi ne resteriez-vous pas ici à expliquer à Krilertach ce qu'il doit savoir pendant que nous finissons de discuter ?
Ce n'était pas une question mais un ordre.

Ils laissèrent Vjutta et Xila s'éloigner puis Cilla s'occupa d'inculquer les bases à Krilertach.
- Alors écoutes-moi bien, le puceau. Ça fait pas longtemps que t'es ici et t'as pas encore bien saisi toutes les règles. Vjutta est encore sympa avec toi et tolère encore tes singeries, mais ça va pas durer ! Il va falloir te mettre dans le crâne que parler comme tu l'as fait à Xila, ça devrait être puni d'une hachette dans la cervelle, compris ?!
- Compris.
- Mon cul, t'as rien capté de ce que je viens te dire. Laisse tomber. Tu me désespères. Et concernant ce que Xila a raconté, je vais laisser Doc' essayer de te l'expliquer avec des mots simples, histoire que même un mec aussi limité que toi puisse comprendre. Tu m'tapes trop sur le système pour que je le fasse moi-même. Doc' ?

Doc' retira ses lunettes, se frotta les yeux, remit ses lunettes, prit une grande inspiration et commença à expliquer.

Les prêtres de l'Eglise de Yorn sont enrôlés et endoctrinés depuis leurs plus jeunes âges. On leur répète à longueur de journée qu'il vive pour servir la Cause. Ceux qui vivent en servant la Cause sont nommés les "prêtres", ou les "prêtres de Yorn", ou les "prêtres des Bêtes", etc... Jusque-là, rien de nouveau.

Cependant, certains prêtres qui ont compris que la Cause qu'on leur rabâche depuis leur enfance est bidon. Doc', Kae, Vjutta font partie de ceux-là. Et ici, on distingue plusieurs cas.
  • Il y a d'abord ceux qui ont compris que la Cause n'existait pas mais qui ne savent pas, qui ne cherchent pas, ce que tout cela cache. Il continue à vivre une vie relativement paisible sans chercher plus loin. On les appelle souvent les "Ignorants". Aucun besoin de retenir ce nom, ces gens ne nous intéresse pas.
  • Ensuite, il y a ceux qui sont arrivés à la conclusion la plus évidente : ouvrir la Porte et extraire Ϟ du Vide, comme est censé le faire le Solitaire, c'est la destruction du monde assurée. Parmi ceux-là, on distingue encore deux sous-catégories :
    • On a les "Puristes", qui veulent que la fin du monde ait effectivement lieu pour qu'un monde soi-disant plus "pur" puisse naître sur les cendres de l'ancien monde ;
    • Et on a les "Serruriers", qui veulent à tout prix que la Porte reste fermée et que le monde stagne tel qu'il est.
  • Enfin, on a une dernière catégorie : ceux qui sont d'avis que, sous certaines conditions bien spécifiques, ouvrir la Porte pourrait être bénéfique. Là encore, deux sous-catégories.
    • D'abord, il y a Kae qui forme une sous-catégorie à lui tout seul. Selon lui, ouvrir la Porte permettrait de mettre un terme à l'ingérence des Bêtes divines dans les affaires des mortels. Cependant, son raisonnement ne tient pas debout. Sa théorie est tellement tirée par les cheveux que même Vjutta ne comprend pas comment Kae peut croire à ses propres fadaises.
    • Puis, il y a eux. Vjutta, Doc', Cilla. Qui veulent aussi que la Porte s'ouvre mais qui ont une autre théorie bien plus solide sur quoi faire une fois qu'elle sera ouverte.
Cilla coupa la parole à Doc'. Incorrigible. Elle était incapable de laisser quelqu'un d'autre qu'elle être le centre de l'attention pendant plus de deux minutes.
- Maintenant qu'il t'a expliqué tout ça, je vais te traduire ce qu'a dit Xila :
Primo, les Serruriers ont trouvé Kae et veulent l'éliminer. C'est un problème parce qu'on a besoin de Kae pour ouvrir la Porte. En dehors des Bêtes divines elle-même, seul un Solitaire porteur d'une Bénédiction est capable d'ouvrir la Porte. Et Kae est le dernier Solitaire de ce Cycle. Et Xila ne peut pas approcher la Porte à cause de ce fils de pute d'Orig. Nous avons donc besoin qu'il vive.
Secundo, pour échapper à ses poursuivants, Kae s'est réfugié dans Tafamé. Mais il est bloqué comme un con là-bas maintenant. Il est incapable de sortir de Tafamé par ses propres moyens. Alors il a demandé de l'aide à qui il pouvait. Neuf-Bras. La plus dangereuse et le plus gros salopard parmi les Bêtes divines. Et le pire, c'est que pour obliger Neuf-Bras à réagir, il a lui a agité sous le nez une reconnaissance de dette.
Pour info, le puceau, si une Bête divine te dit un jour : "je te suis reconnaissant, j'ai une dette envers toi", ne t'avises surtout pas de lui demander de régler sa dette ! Je sais que t'es con, mais ne devient jamais aussi con que Kae s'il te plaît ! T'es pas assez puissant pour ça.
Bref. Pour résumer, Kae a failli se faire tuer par les Serruriers et on dirait sincèrement qu'il essaye de se faire trucider par Neuf-Bras.
- Je n'aurais pas résumé la situation d'une meilleure manière qu'avec ta dernière phrase, ma tendre bestiole.
- Content que mon résumé te plaise, Môman !

Vjutta et Xila venait de réapparaitre dans la salle sans faire un seul bruit. Bien évidemment, Doc' avait senti Xila revenir. Etait-ce qu'une simple impression ou Xila puait-elle encore plus maintenant ?
Il se remit à vomir.
Tout le monde décida de l'ignorer pendant qu'il crachait sa bile.

- Ne vous inquiétez pas trop pour Kae. J'ai intercédé en sa faveur auprès de mon cher frère. Il ne devrait pas le tuer. Juste l'estropier un petit peu à la rigueur.
- Si il est toujours en vie et capable de se battre au final, ça sera suffisant.
- Et comment on fait, nous ? Parce que si tout se passe bien, Kae se rapprochera dangereusement de la fin de son périple. Et nous, pendant ce temps, on a peine égratigné le bras armé du Triumvira.
- C'est de ce sujet que je m'entretenais en privé avec Vjutta. Pour être tout à fait franche, je ne m'attendais pas à ce que Kae avance aussi vite. J'aurais bien une solution à vous proposer pour que, nous aussi, accélérions la cadence. Néanmoins, mon plan est relativement risqué. Des détails sont encore à peaufiner mais Vjutta et moi allons vous en présenter les grandes lignes et vous nous donnerez votre avis.

C'était de la pure rhétorique. Doc', en tant que non-combattant, n'avait absolument pas voix au chapitre. Krilertach avait démontré par trop sa naïveté et sa stupidité pour que son opinion vaille quelque chose aux yeux de Xila ou Vjutta. Et Cilla aurait sauté d'une falaise si Vjutta le lui avait demandé. Le plan était donc arrêté. L'extermination de masse des prêtres-combattants allait commencer.

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La discussion fut, comme le prévoyait Doc', relativement courte. Cependant, il avait encore une fois réussi à prouver son utilité en tant que cerveau du groupe. Vjutta avait pris en compte l'unique remarque qu'il avait osé faire.

Xila était partie peu de temps après.

Vjutta avait alors fait comprendre à Doc' qu'il était temps pour lui et Krilertach d'aller monter la garde devant la planque.

Dociles, le naïf colosse et Doc' sortirent s'accroupir à l'abri de la pluie sous les fourrés qui cachaient l'entrée de leur abri.
Doc' sortit de la poche intérieure de son veston un bâtonnet de feuille de rhubarbe roulée et entreprit de l'allumer. Dans à jeunesse, un marchand des Terres du Sud lui avait fait goûté des cigarettes de chanvre. Depuis, il n'avait jamais su se passer de sa dose journalière de psychotropes. Cependant les feuilles de chanvre, importées depuis l'autre bout du monde, restaient extrêmement chères. Il n'en fumait donc que très peu. Il se contentait très souvent de ses feuilles de rhubarbe séchées qui lui procuraient un effet somme toute similaire. Il tendit son bâtonnet à Krilertach qui le refusa poliment. Comme à chaque fois. Mais Doc' se sentait tout de même obligé de demander. La politesse, après tout.
Il ne tardèrent pas à entendre les cris de Cilla. Environ deux heures à attendre maintenant... 

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- Dis, Doc'. Je peux te poser une question ?

Bien évidemment qu'il pouvait. Il n'avait rien d'autre à foutre de sa journée après tout.

- Est-ce que... Est-ce que tu crois qu'il lui fait mal ?

Cette question. Bien sûr que Cilla souffrait. Ça se voyait bien que ce n'était pas Krilertach qui était chargé des soins post-coït de Cilla. Les échardes de Scryn dans le visage Vjutta, c'est des égratignures en comparaison.

-...je... Je m'en doutais. Mais... Doc'?

Ouiiiiiii ? Crache le morceau, gamin.

- Pourquoi ?

Doc' eut un bref ricanement. Pourquoi ? Parce que Vjutta ne sait pas aimer autrement et parce qu'on jamais appris à Cilla qu'on pouvait aimer autrement. Voilà pourquoi.

- Je ne comprends pas.

Ceci n'étonna guère Doc'. Il tira une grande bouffée sur son bâtonnet.

Ils retombèrent tout deux dans leur mutisme. On apercevait certaines étoiles briller. Les nuages s'éloignaient. La pluie allait bientôt s'arrêter. Les cris de Cilla augmentèrent d'intensité.

Encore une heure et demi à attendre.

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