Sur la quasi-totalité de sa surface, le delta restait une terre sauvage, remplie de palétuviers et de bêtes sauvages qu'encore aucun colon n'avait eu le courage de déloger. La faune et la flore qui vivaient ici n'étaient effectivement pas de celles qu'un être humain ayant un peu de bon sens aurait envie de venir embêter. Tout dans ces marais était capable de vous tuer. Des Scolopendres de vases aux vives d'eaux douces en passant par les mancenilliers, tout ce qui marchait, rampait, nageait, poussait dans cette zone voulait votre mort. Et Kae avait traversé ce bourbier infernal. Dire qu'il l'avait traversé sereinement serait un mensonge éhonté. Il n'avait que très peu dormi pour éviter de se faire dévorer durant son sommeil, peu bu car il n'avait pas voulu ingurgiter par mégarde de l'eau rendue impropre par des racines des mikhus, et il était resté aux aguets pendant toute la durée de sa traversée.
Tout ceci était maintenant derrière lui.
Il avait en outre acquis la certitude que les soldats aux Bagons ne le suivraient pas. Lorsqu'il s'était enfui d'Ovridia, il était parti vers ces marais en connaissance de cause, en voulant à dessein semer les soldats. Mais si il avait su que la réalité du delta de l'Ifrinop était mille fois pire que ce qu'il avait pu s'imaginer lors de ses lectures, il aurait peut-être lui-même réfléchi à deux fois avant de partir dans cette direction. Quoi qu'il en soit, il doutait fort que les soldats aient pensé à suivre ses traces dans cette direction. Et même si ils l'avaient fait, ils ne se seraient jamais aventuré de plus de deux mètres sous les palétuviers.
Kae était en vue de la côte. Il était sorti des marais il y a une petite journée de cela et trois ou quatre kilomètres le séparait maintenant de l'océan qui s'étendait devant lui. Et cette zone qu'il venait d'atteindre, dans un pied-de-nez total aux marais qui l'entouraient, était paradisiaque. Le limon déposé sur les sols à chaque grande marée avait fait de cet endroit du monde une vaste plaine fertile que certains colons avaient trouvé dommage de ne pas exploiter.
Il y a maintenant des centaines d'années, en arrivant par la mer, ils avaient catapulté des projectiles incendiaires sur les côtes encore à l'époque couverte de marécages et avaient fait reculé la faune et la flore sauvages à coup d'immenses brasiers jusqu'à derrière un des bras de l'Ifrinop. Ce bras, encore aujourd'hui, faisait office de démarcation entre la civilisation et la boue.
Des champs de blé, d'orge et autres céréales s'étendaient à perte de vue. Kae avait lu que ces champs donnaient quatre récoltes par an. Et il avait aussi lu que l'embouchure du Delta était extrêmement poissonneux. En portant son regard vers l'ouest, il aperçu d'autres champs qui semblaient consacrés à l'élevage ovin. Cette région était une corne d'abondance pour n'importe quel être humain assez courageux pour venir s'installer à quelques encablures d'une forêt mortelle. Et des colons s'étaient effectivement installé dans cette région qu'ils avaient nommé Tafamé.
En outre, pour le meilleur ou pour le pire, Tafamé était coupée du monde. Le seul moyen qui aurait pu permettre de rallier le reste du continent depuis ce lieu sans passer par les marais était le bateau. Néanmoins, de nos jours, aucun bateau n'osait plus réellement s'approcher des côtes. En effet, de mystérieuses créatures, faisant sombrer toutes les embarcations qui passaient à leur portée, avaient décidé d'élire domicile dans les eaux bordant les plages de Tafamé.
Tout ceci était autant une aubaine qu'une malédiction pour Kae. En restant dans la région de Tafamé, il était protégé des soldats mais était dans l'incapacité de continuer sa route.
De toute manière, l'heure n'était pas au voyage mais bien au repos. Le yornien avait bien besoin d'une ou deux semaines de pause avant d'être de nouveau assez en forme pour repasser les marais. Il se dirigeait donc vers la plage, bien décidé à ne rien faire d'autre que manger des dattes et faire un somme sous un de ces innombrables palmiers qui lui tendaient les bras.
S'en tenant à son programme, Kae marcha jusqu'à la plage de sable fin, secoua un palmier pour en faire tomber ses fruits et les mangea goulûment.
Dans les marais, Kae avait récupéré et évidé une courge qui lui avait servi de gourde pendant cette semaine et demi éreintante. Il bu à grandes gorgées le peu d'eau douce qu'elle contenait encore. Satisfait, il s'affala à l'ombre des grandes feuilles des dattiers et s'endormit aussitôt.
Peut-être que ce n'était pas très sage de s'endormir de cette manière dans un lieu qui lui était totalement inconnu, aussi accueillant paraissait-il. Peut-être. Mais Kae s'en fichait éperdument. Il était lessivé et avait besoin de dormir. Quand il se réveillerait, il se mettrait à la recherche d'un abri pour les nuits à venir. Mais pas maintenant. Il avait besoin de sommeil... Juste une heure ou deux.
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Il se réveilla en sursaut. Il avait trop dormi. Lorsqu'il était arrivé sur la plage, le soleil n'était pas encore à son zénith. Et là, il était clairement en train de se coucher. En outre, le soleil avait tourné durant la journée et il se trouvait que Kae avait dormi la majeur partie du temps en plein soleil. Avec sa peau plus blanche que du lait, une telle exposition prolongée n'était absolument pas une bonne chose. Il sentait déjà les morsures des différents coups de soleil qu'il avait attrapé, sur ses bras et visage. Ses bras avaient d'ailleurs pris une teinte rouge écrevisse du plus bel effet. Il soupira. Bon. Personne ne l'avait attaqué durant son sommeil et il était encore en un seul morceau. C'était déjà ça.
Perdu dans ses pensées, ce ne fut qu'à ce moment qu'il remarqua la jeune femme assise sur le sable à quelques mètres devant lui. Il la voyait de dos. Une longue et souple chevelure brune moirée de blond coulait jusqu'au bas de ses reins. Reins très peu vêtus soit-dit en passant. Et même depuis là où il était assis, il pouvait voir qu'elle était magnifique. Elle... Deux minutes. Une simple jeune femme ? Il sourit et secoua la tête. Si même lui s'était laissé prendre par son camouflage, c'est qu'il était parfaitement réalisé. Mais il restait difficile de berner la vue d'un Noble-Aveugle.
Une fois la première surprise passée, Kae s'interrogea. Si elle s'était assise aussi proche de lui, c'est qu'elle voulait qu'il vienne lui parler. Elle l'avait pris pour une proie facile. Elle s'était indubitablement trompée. Néanmoins, n'y avait-il pas moyen qu'il puisse retourner cette erreur à son avantage ?
De toute manière, c'était ou tenter quelque chose tout de suite, ou être condamné à repasser par les marais. Il n'avait pas grand-chose à perdre. Il se leva et alla donc se rasseoir à côté d'elle.
Elle se tourna vers lui. Ses grands et beaux yeux noisettes étaient hypnotisant. Kae, bien qu'admirant ce travail d'orfèvre à sa juste valeur, ne tomba absolument pas dans le panneau. Il voyait ses yeux jaunes de reptiles qui se cachaient derrière l'illusion.
- Bonjour, bel homme. C'est la première fois que l'on se croise, non ?
Sa voix était profonde et suave. L'écouter parler procurait à Kae une sensation semblable à celle qu'il aurait eu en caressant une pièce de velours. Et pour le coup, c'était sa véritable voix. Aucun charme n'altérait son timbre.
- Et si on laissait tomber les préliminaires, ПαΛГяμЭ ?
La réplique du yornien la laissa sans voix. Heberluée, elle ouvrit deux ou trois fois la bouche sans qu'aucun son n'en sorte puis partit dans un rire franc, clair et cristallin.
- Alors comme ça, tu sais à quelle race j'appartiens ? C'est surprenant. Vous autres, les êtres humains, vous ne m'aviez jamais paru enclins à vouloir découvrir la vraie nature des choses qui vous entourent. Que tu perces à jour mon déguisement aussi rapidement m'a pris de court, je dois bien l'admettre. Mais, maintenant que la surprise est passée, je vois que tu descends en ligne bien plus directe que beaucoup des Premiers Enfants. J'aurais dû me méfier plus...
Elle le regardait avec une curiosité non feinte et tout à fait charmante. Elle en avait profité pour s'approcher de Kae qui pouvait maintenant sentir son odeur. Entêtante. Mélange de sable chaud, de ciel bleu et de sel.
- Et bien, puisque l'heure n'est plus au faux-semblants, je pense qu'il n'y aucun mal à ce que nous nous présentions formellement l'un à l'autre. Je m'appelle ΔяІεʄ. Mais tu peux m'appeler Ari si tu préfère utiliser la langue commune.
- æЖæ. Mais Kae suffira.
- Alors, Kae ? Tu te joindrais à moi pour un bain de minuit ?
Elle ponctua cette phrase d'un clignement de l'œil des plus évocateurs qui fit instantanément bouillir le bas-ventre de Kae. Et ce, bien malgré lui. Elle était très douée. Mais il en fallait plus pour le déstabiliser complètement.
Elle ponctua cette phrase d'un clignement de l'œil des plus évocateurs qui fit instantanément bouillir le bas-ventre de Kae. Et ce, bien malgré lui. Elle était très douée. Mais il en fallait plus pour le déstabiliser complètement.
- Non, merci. Je te remercie de ta proposition. A dire vrai, j'aurais un service à te demander. Acceptes-tu d'écouter ma requête ?
Le sourire qu'elle lui lança aurait été suffisant pour faire fondre la totalité de la banquise yornienne.
- Bien sûr ! Je ne promet pas que je puisse t'aider, mais je peux toujours t'écouter.
- J'aurais voulu m'entretenir avec Neuf-bras. Peux-tu lui dire que æЖæ souhaite lui parler ?
L'illusion faiblit brusquement. Ses cheveux devinrent rêches et prirent une teinte verte d'algues. Ses pupilles se rétrécirent jusqu'à devenir que de simples fentes et sa dentition fit apparaître beaucoup plus de canines que ce à quoi on aurait pu s'attendre. On pouvait même deviner des ailerons tranchants comme des rasoirs sur ses avant-bras.
- Ne l'appelle plus JAMAIS comme ça ! Qui es tu pour oser insulter de la sorte notre Père à Toutes ? Ça y est ! J'y suis ! Tu es un de ces toutous à la botte du Triumvira ! Je n'aurais jamais dû te parler ! Tu mériterais que je te tue sur-le-champ !
Kae ne se laissa pas un seul instant impressionner par sa fureur. Il lui répliqua tranquillement.
- Peut-être, mais tu sais autant que moi que tant que nous restons sur la terre ferme, tu ne peux rien contre moi. Ecoutes...
- NON ! Je m'en vais ! Ne m'adresses plus la parole !
Elle essaya de se lever mais Kae l'attrapa vivement par le poignet et la fit se rasseoir. Sans desserrer d'un iota sa poigne, il continua :
-... tu as raison, je suis un servant de ȽɤɧϠ et j'ai fréquenté pendant trop longtemps la Prophétesse pour ne pas savoir de quoi il en retourne. Et saches que je suis navré que les choses se soient envenimées de cette manière. Sincèrement. Et je sais aussi que mes excuses n'arrivent que trop tard... Quoi qu'il en soit, ton Père me doit une faveur. C'est un fait. Je la lui demande aujourd'hui.
- Notre Père ? Une faveur ? A toi ?! Le soleil t'a grillé la cervelle ! Jamais Il ne s'abaisserait à devoir faire acte de reconnaissance à un misérable avorton de ton espèce dégénérée !
- Et pourtant... Connais-tu Noïa ? ƝƟƳå ?
- Parce que tu crois que je connais toutes mes Sœurs par leurs prénoms ? Sais-tu combien nous sommes là-dessous, cachées dans les Abysses ? Non, je ne la connais pas et grand bien m'en fasse !
- Bon. Ça ne sert à rien que l'on continue à discuter. Va voir ton Père et dis-lui que æЖæ lui demande d'honorer sa promesse. En souvenir de Noïa.
- Non ! Va te faire foutre, humain ! Jamais je ne m'abaisserai à devenir une simple messagère pour un type comme toi !
- Oh que si tu vas le faire... Tu n'as pas vraiment le choix en réalité.
- Comment... Qu-qu-quoi !?
Une aura bleue nuit commençait à émaner du corps de Kae. Elle l'enveloppait complètement, dansant autour de lui. Il n'y avait pas besoin d'être une ПαΛГяμЭ pour ressentir la violence, l'agressivité de cette aura. Elle grandit et prit rapidement de l'intensité. Elle ondoyait autour du prêtre à la manière des flammes d'un brasier. Kae raffermit sa prise sur le bras d'Ari.
- Bordel de merde. T'es pas n'importe quel esclave de ȽɤɧϠ, t'es le putain de Solitaire ! T'as reçu sa Bénédiction !
- Il est un peu tard pour s'en rendre compte, tu ne penses pas ?
- Lâche-moi ! Je te dis de me lâcher ! Je t'en prie ! Promis, je délivrerai ton message ! Lâche-moi ! Je ferai tout ce que tu veux ! Lâche-mooooiii ! Tout mais pas ça !
- Chez vous, ПαΛГяμЭ, la tromperie est une seconde nature. Ta parole ne me suffit pas. Et puis, ne t'en fais pas. Ce n'est pas aussi douloureux que tu tends à le penser.
Ari tentait tant bien que mal de dégager son bras de la poigne de Kae. Elle se secouait dans tous les sens, griffait et mordait Kae. Rien n'y faisait. Il n'eut même pas un début de réaction.
Dans sa panique, Ari avait relâché sa concentration et l'illusion était complètement tombée. Son épine dorsale était hérissé à la manière de celle d'un chat. Complètement affolée, elle pleurait. De rage. Comment pouvait-elle être aussi impuissante devant un simple être humain ? Ils étaient sur la terre ferme. Il avait le dessus.
- LÂCHES-MOI ! NOOOON ! NE ME TOUCHE PAS !
- Tu vas te calmer, oui !
Cette scène dura une ou deux minutes. La plage était déserte. Rien n'aurait pu empêcher Kae de parvenir à ses fins.
Jusqu'au dernier moment, Ari se débattu. Jamais elle ne s'abandonna sous l'emprise du yornien. Mais elle perdu.
L'aura de Kae diminua de volume et disparu rapidement. Ari tomba sur le sable telle une poupée de chiffon, haletante.
- Je... te... hais... humain...
Kae ne prit pas la peine de lui répondre. Il était en âge et respirait bruyamment. L'exercice lui avait coûté à lui aussi.
Ari se mit à ramper tant bien que mal sur le sable en direction de la mer. Chaque traction qu'elle devait réaliser sur ses bras lui faisait pousser un râle d'agonie. Mais elle ne s'arrêta pas un seul instant et rejoignit l'eau. À partir du moment où son corps fut immergé elle reprit du poil de la bête et s'éloigna alors vivement du rivage de deux ou trois brusques coups de nageoires. Kae la discernait encore à la surface de l'eau, à quelques mètres du bord. Ari était une belle Bête. En un sens, il regrettait son geste.
Ari, maintenant à une trentaine de mètres de la plage, redressa et agita sa nageoire caudale au-dessus de l'eau avant de plonger définitivement dans les profondeurs. Kae ne savait pas réellement ce que signifiait ce dernier geste, mais il était certain qu'il lui était destiné et prêt à parier que c'était censé être insultant pour sa personne.
Il retomba en arrière sur le sable. Il avait faim, soif et, surtout, il était exténué. La Bénédiction de ȽɤɧϠ était une arme à double tranchant. Par ailleurs, sa main et son avant-bras droits étaient déchiquetées. Ari n'avait pas fait semblant. Elle l'avait mordu et griffé tellement puissamment qu'il distinguait son radius. Il lui faudra du temps avant de s'en remettre.
Sa condition ne s'était pas spécialement améliorée depuis ce matin.
Il se mit alors à admirer le ciel. Ce dernier avait perdu ses lueurs rougeâtres dues au coucher de soleil pour basculer vers un bleu paisible. La nuit promettait d'être belle. Il pouvait très bien passer la nuit sur le sable et chercher un abri plus tard. Il était de toute manière trop fatigué pour ne serait-ce que se relever.
Il prit rapidement la décision de ne pas bouger et s'endormit aussitôt d'un inhabituel sommeil de plomb. En Yorn, dormir de la sorte ne lui ait été jamais arrivé et voilà qu'il s'assoupissait comme une souche pour la deuxième fois dans la même journée, et pour la troisième fois de sa vie.
Peut-être que ce n'était pas très sage de s'endormir de cette manière dans un lieu qui lui était totalement inconnu, aussi accueillant paraissait-il. Peut-être. Mais, encore une fois, Kae s'en fichait éperdument. Il était lessivé et avait besoin de dormir. Quand il se réveillerait, il se mettrait à la recherche de nourriture et d'eau et soignerait son bras. Mais pas maintenant. Il avait besoin de sommeil... Juste une heure ou deux.
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