Elle se maintint immobile. Trop tard. Il l'avait vu. Contre toutes probabilités et bien qu'elle ne comprenait pas comment cela puisse être possible... il l'avait vu. Oui, aucun doute possible. Il était bien en train de la fixer du regard en ce moment même. Comment un insignifiant être humain pouvait-il bien réussir tel exploit ?
" Bonjour Mandrag ".
Alors, là ! Non seulement il la voyait distinctement mais en plus il savait qui elle était ! Elle, que plus rien ne surprenait depuis déjà quelques milliers d'années, voilà que c'était un humain qui la prenait au dépourvu. Elle se ressaisit et soupira. Elle n'avait plus aucune raison de se cacher, n'est-ce pas ? Elle se décida alors à reprendre une forme plus convenable.
Elle se métamorphosa, perdant tout à coup son apparence de bongare rayé et reprenant dans le même instant sa véritable forme. Son buste était celui d'une femme dans la force de l'âge aux longs cheveux grisonnants. Nonobstant ses yeux ophidiens et sa langue bifide, le haut du corps de Mandrag n'avait rien de remarquable. Le bas de son corps était quant à lui une longue queue de serpent commençant en-dessous de son nombril et serpentant paresseusement entre les jeunes tiges qui germaient déjà dans la rizière qui longeait la route. De bout en bout, son corps humano-reptilien devait faire dans les 6 mètres de long. Pourtant, redressée telle qu'elle l'était en ce moment, elle ne surplombait Kae que d'une cinquantaine de centimètres. Elle n'en restait pas moins mortellement dangereuse et il n'en était absolument pas dupe. Kae s'immobilisa et attendit.
Elle le dévisagea alors longuement, tournant autour de lui. Il resta immobile.
" Huuum... C'était donc pour ça. Tu es un de ces imbéciles qui a juré de servir mes trois compères gardés en cage. Tu as reçu leurs bénédictions. Je ne l'avais pas remarqué au premier abord mais c'est évident maintenant que je peux t'observer...
Sa voix était douce et agréable à écouter. On ne pouvait qu'acquiescer à ce qu'elle disait, irrésistiblement charmé. Seul un léger sifflement lorsqu'elle prononçait certaines consonnes venait troubler l'harmonie qui s'en dégageait. Kae se focalisa sur ces dissonances. Ne pas se laisser hypnotiser. Ce serait la pire des erreurs.
- Alors, lequel des trois sers-tu précisément ?... Ne dis rien ! Ne dis rien ! Laisse-moi essayer de deviner... Huuum... Avec ces deux Sceptres de l'Aube et du Crépuscule en travers de ton dos, il aurait été tentant de penser que tu sers ce cher Baron Rouge.. Mais non, je ne pense que ce soit ça. Ce gros balourd n'aurait jamais envoyé un de ses servants aussi loin de sa prison et, même si il le faisait, pourquoi il t'enverrait vers l'ouest ? Les guerres se déroulent à l'est maintenant. Donc non, tu ne sers pas le Baron...
Elle continua de tourner lentement autour de Kae, prenant un plaisir visible à ce petit jeu de devinettes.
- La Prophétesse ? Je ne pense pas. Cette cruche n'a pas vraiment pour habitude de transformer ses petits joujoux en arme de guerre.
Elle s'arrêta face à lui.
- Ce qui ne nous laisse plus qu'une seule possibilité : tu es le Solitaire. L'unique servant de ce pathétique ȽɤɧϠ.
Kae sourit faiblement. En toute honnêteté, ce n'était pas très compliqué de le deviner. Elle se remit à tourner autour de lui.
" Oui, d'accord, ce n'était pas si difficile que ça de le comprendre. Mais passons maintenant à la prochaine question : que fais-tu aussi loin de ton maître ? Par ailleurs, tu n'as pas pu traverser la mer pour venir ici, tu es forcément venu par les terres. Neuf-Bras ne permettra jamais à aucun de ta sorte de traverser ses eaux. Il en veut trop à la Prophétesse pour ça. Ça a dû te faire faire un sacré détour pour venir jusqu'ici, dis-moi ! Non, ne dis rien. Ce n'est pas comme si cela m'intéressait.
Il n'avait pas prévu de répondre de toute manière. En outre, il pensait sincèrement que cette interjection était pure rhétorique de sa part.
- Tu es venu chercher du minerai de lune ? C'est vrai qu'il existe quelques filons de ce côté-ci du continent. Huumm. Non, ce n'est pas ça. Envoyer son Solitaire pour une mission aussi basique, ça ne ressemblerait pas à du ȽɤɧϠ. Il s'est toujours cru plus raffiné et sophistiqué que Nous autres. Cependant, il ne trompe personne. Sa soi-disant supériorité intellectuelle n'est qu'une maigre couche de vernis qui cache une stupidité bornée. J'espère pour toi que tu étais au courant... Le maitre que tu sers ne se distingue d'un âne bâté que par son apparence.
Elle continuait de tourner, son corps ondulant selon un rythme envoûtant.
- Huuum ? Tu es venu me défier ? Ceci pourrait expliquer tes deux Sceptres... Elle secoua la tête et lâcha un rire bref, clair et cristallin. Non, je ne crois pas, non ! Même le Baron Rouge n'est pas à ma hauteur. Alors toi ? Humpf ! Mais je pense que je suis sur la bonne voie. Je veux dire : tu es le Solitaire, tu portes pas un mais deux Sceptres, tes yeux blancs indiquent clairement ton affiliation aux Premiers Enfants... Tu es un assassin qui a méticuleusement été choisi et entraîné. Tu es là pour faire couler le sang. Rien d'autre.
Les anneaux de sa queue formaient des cercles concentriques autour de Kae.
- Je prends pour acquis le fait que ȽɤɧϠ est un être buté et que sa Cause lui tient toujours autant à cœur. Cause que tu sers donc, par voie de fait. Mais pourquoi viens-tu dans un coin aussi retiré ? Aussi à l'ouest du monde, il ne vit qu'uniquement deux d'entre Nous. Moi et Orig. Mais, si tu n'es pas ici pour me défier, pourquoi le serais-tu pour défier Orig ?
Avec une vivacité à laquelle Kae s'attendait mais néanmoins effrayante, Mandrag vint coller son visage au sien. Ses pupilles n'étaient plus que de minces fentes noyées dans un iris ambré.
- Tu n'essayerais pas d'atteindre Orig tout de même ?
Kae n'ouvrit pas la bouche mais soutint son regard. Elle avait percé ses desseins à jour aussi facilement qu'il s'y était attendu.
Mandrag éclata alors soudainement d'un rire mauvais, incontrôlable, sa voix ayant perdu tout son charme et un sourire mauvais se dessinant sur son visage. Les cheveux de Kae se hérissèrent sur sa nuque sans qu'il n'y fut pour rien. Pour la première fois depuis très longtemps, cette voix lui fit ressentir de la peur. Puis elle se calma. L'orage passa aussi rapidement qu'il était arrivé et Mandrag reprit le contrôle d'elle-même. Elle dévisagea Kae. Aussi immobile qu'un prédateur à l'affut d'un faux mouvement de sa proie. Kae resta tout aussi parfaitement immobile, dans l'attente. Puis Mandrag se remit à tourner autour de lui. Elle semblait avoir pris une décision.
" Bien. Je ne t'empêcherai pas de continuer ton chemin. Mais je suis obligée de te mettre en garde. Pour le bien du reste d'entre Nous. As-tu la moindre idée de ce que tu tentes de réaliser en son nom ? Qu'est-ce que ȽɤɧϠ t'a dit exactement ?
Il ne répondit rien et baissa les yeux. On ne lui avait rien dit. Il n'avait même jamais rencontré ȽɤɧϠ en personne. Il savait qu'il lui devait la vie et qu'en échange on lui avait demandé de remplir une mission. De consacrer la quasi-éternité qu'il allait vivre à la concrétisation d'une Cause qui transcendait sa compréhension même de l'univers. Ainsi, non seulement ȽɤɧϠ lui avait sauvé la vie mais en plus il avait donné un sens à son existence. Il n'en avait jamais demandé plus. Mandrag avait suivi le fil de sa pensée. Elle soupira.
- Tu es un être misérable. Plus misérable que n'importe quel autre humain. Si par hasard tu parvenais à contraindre Orig de libérer les trois désastres ambulants que tu sers avec un zèle non feint, tu signerais l'arrêt de mort de la totalité de ta propre espèce. Tu le comprends ça au moins ?
Toujours les yeux baissé, Kae se permit de sourire. Sa propre espèce ? Les êtres humains, c'est ça sa "propre espèce" ? Il les méprisait. N'importe quel être humain l'aurait tué dès sa naissance s'il avait pu. Il ne devait sa survie qu'à un immense coup de chance. Et encore aujourd'hui, rare était les personnes qui ne le regardaient pas avec un air de dégoût et l'envie de s'éloigner de lui au plus vite. Comment se considérer comme faisant partie d'une espèce lorsque cette même espèce ne souhaite que sa mort ? Non, Kae n'était pas un être humain, il était autre chose, plus que ça, il était meilleur que...
- Arrête de te monter la tête mon pauvre. Si. Tu es un humain, tout ce qu'il y a plus de banal. Ce n'est pas tes yeux blancs qui n'y changeront quoi que ce soit. Tu es aussi stupide, borné, et aigri que le reste.
Tu te penses spécial ? Meilleur ? Ce n'est pas vrai. Désolé de te décevoir et de briser ainsi les 150 ans de conditionnement que tu as subi en restant auprès du Triumvira.
Mais de quoi parle-t-elle ? Elle ne sait pas ce qu'elle dit, elle essaye de...
- Ils ont cultivé ta différence. Ils ont tout fait pour que tu te sentes exclu. Ils ont tout fait pour faire grandir en toi des sentiments de rancœur et de haine envers les tiens. Ils t'ont élevé à l'écart de la société, inhibé la totalité des sentiments qui auraient pu faire naître en toi de l'empathie. Et, quand tu es enfin devenu une coquille vide, ils t'ont appris à tuer en leurs noms. Et tu t'es exécuté, comme le brave esclave que tu es. Tu es devenu leur outil. Incapable de remettre en cause les ordres qu'on te donne et ressentant assez de haine pour tes semblables pour que tu acceptes de les condamner sans sourciller. Tu te pensais meilleur que les êtres humains ? Détrompe-toi. Tu es bien pire qu'eux.
Kae ne broncha pas. Elle essayait de le déstabiliser de manière relativement grossière, ça ne prendra pas.
- Je me fiche de savoir si tu me crois ou non. Je n'ai pas assez faim pour vouloir me battre contre toi. Mais tu devais connaître la vérité. Je connais ces trois fauteurs de troubles depuis leurs naissances, je sais comment ils fonctionnent. J'ai déjà vu des centaines d'êtres lobotomisés comme toi déambuler sur ces terres. Ce que je t'ai dit est la pure vérité. On se sert de toi. Tu le savais mais tu refusais de l'admettre. Je me devais de te faire affronter la vérité. Tu ne peux plus te le cacher.
Kae restait immobile.
- Tu as toujours été seul, aucun ami, incapable de comprendre l'essence même du concept de l'amitié. Je ne te parle même pas de l'amour. Tu es un être arrogant, trop sûr de toi. Mais cette arrogance ne cache qu'un immense vide, un manque de confiance en toi que tu n'arrives pas à cacher. Tu es intelligent mais tu n'as pas encore compris que la seule intelligence qui importait était celle du cœur et non celle de la tête. Tu es d'apparence impassible. Mais il ne faut pas être une Bête divine pour voir que tu bouillonnes de milles et une émotions contradictoires à l'intérieur. Et que tu ne sais pas les exprimer.
Elle s'approcha de Kae. Il pouvait sentir son souffle chaud et suave sur ses lèvres. Il frissona. Elle lui caressa doucement la joue.
- Tu as été forgé pour qu'il en soit ainsi. Tu es l'arme parfaite de ȽɤɧϠ.
Elle déroula alors son corps et commença à s'éloigner.
- Tu as été désigné pour être le Solitaire. Mais le désires-tu vraiment ?
Elle se retransforma alors instantanément en bongare et s'éloigna dans la rizière. Il attendit encore 5 minutes avant de recommencer à bouger. Kae reprit sa route.
La nuit qui suivit, et bien qu'il ne le sut jamais, Mandrag dormit toute lovée contre Kae. Il avait rarement le sommeil lourd et ne parlait jamais dans son sommeil. Cette nuit-là fut une exception.
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