Journal - Entrée 14

Hier, lorsque j'ai ouvert ce journal, je me suis cantonné à exposer des faits. Je n'avais pas voulu "m'épancher", comme je le dis si bien. Aujourd'hui, j'ai envie de "m'épancher".

Il y aura sûrement une morale à tirer de mon histoire que je m'apprête à partager. Mais je vous laisserez décider de la teneur de celle-ci.

Vous me trouverez sûrement trop mou, trop naïf, pas assez volontaire. Je ne vous en voudrais pas si vous me jugez durement. Je le fais moi-même chaque matin.

En réalité, l'unique chose que je souhaite confesser dans ces pages, c'est que je n'ai jamais voulu de cette vie. J'étais le fils du Duc de la Marre. Ma tante n'avait pas de descendance. J'aurais simplement dû hériter des terres du duché et de la comté. En devenir l'administrateur.

Le pouvoir politique ne m'a jamais intéressé. Ma passion, c'est les chiffres. La comptabilité. La gestion. Cela aurait été mon rêve que de devoir un gérer un domaine aussi vaste que celui auquel j'étais destiné ! Pas un jour ne se serait passé sans qu'il y ait un problème à résoudre ! Je n'ai pas la prétention de penser que j'aurais pu faire du meilleur travail que mon père, mais je suis certain que j'aurais tout de même excellé à ce poste. Et que cela m'aurait plu.
Au lieu de cela, on m'a marié à une princesse royale. Je n'ai pas discuté. Qui plus est, je n'ai été mis au courant de ce mariage arrangé qu'après qu'une date ait été choisie. On m'a piégé aussi surement qu'un rat. Vous imaginez ? Refuser la main d'une princesse à deux semaines de la date fatidique ? J'aurais jeté l'opprobre sur ma famille. De toute manière, je doute que mon père ou ma tante m'aurait permis de contester leur décision.

Et pourtant, mon père le savait. Il savait que j'aimais Yjulia. Il savait qu'elle m'aimait. Nous attendions qu'elle présente sa thèse avant de nous marier...
Je pense que ce prénom si original a dû vous mettre la puce à l'oreille, cher lecteur de ces pages. Alors oui, je vous le confirme. Nous parlons bien de Yjulia Krage, la physicienne de génie, précurseure dans le domaine la mécalchimie.
J'ai entretenu une liaison avec elle... Elle aurait pu devenir ma femme. Encore aujourd'hui, alors qu'ils sont morts et enterrés, j'éprouve un ressentiment étrangement puissant envers mon père et ma tante pour m'avoir privé de cet idylle.
Aux dernière nouvelles, Yjulia ne s'est jamais mariée. J'espère qu'elle est heureuse là où elle est. Je crains surtout que ses travaux l'occupent trop pour qu'elle s'occupe de son bonheur personnel... Passons.

En fin de compte, au lieu de gérer les domaines du duché et de la comté au bras de la femme la plus brillante de notre millénaire, je devînt le faire-valoir d'une sotte royale. Marcia n'avait jamais été élevée dans l'optique de devenir un jour Reine. Sa vie se résumait à assister à des galas, boire des coupes de champagne et déblatérer sur des sujets insignifiants avec des parasites de courtisans. Elle n'avait jamais été réellement éduquée et le seul domaine où elle est légèrement meilleure que médiocre, c'est la broderie. Je ne devrais pas dire ça, mais grands Dieux merci que ses frères aient péri. Je n'aurais pas supporté de vivre cette vie superficielle jusqu'à la fin de mes jours.

A la mort du Roi, Marcia devint Reine. Mais ne sachant rien de la façon de gérer un Royaume, c'est en réalité le Conseil qui règne sur notre Royaume depuis que ma femme a accédé au trône.
Je devins prince consort. C'est-à-dire que mon opinion politique ne compte pas.
Nous ne sommes, avec ma femme, que deux pantins assis en haut d'un château de carte géré par d'autres.

Assez étrangement, le fait que nous ayons eu très vite conscience de notre statut de Reine et prince fantoches nous rapprocha, Marcia et moi. Je finis par l'aimer, cette pauvre femme qui n'avait, elle aussi, rien demandé de tout ça. Cet amour que je ressens pour elle n'a rien à voir avec les élans passionnels que je ressentais pour Yjulia. Mais au final, nous réussîmes à nous entendre. Nous avons aujourd'hui trois fils et deux filles. Je m'efforce de faire en sorte que chacun d'eux soit suffisamment éduqué pour pouvoir être appelés à régner.

Mes enfants, si vous lisez, ces lignes, un conseil. Serrez-vous les coudes. N'essayez pas de trahir vos frères et sœurs pour un quelconque intérêt personnel. Seuls et isolés, vous ne faites pas le poids face au Conseil. Régnez ensemble. Renversez la vapeur. Que le Conseil vous craigne, et non l'inverse.

Voilà tout ce que j'avais à dire pour la postérité. Rien de bien original, j'en conviens. Des amours déçus, une vie qui sert plus aux autres qu'à moi-même, mais tout de même quelques rayons de bonheur clairsemés ici et là. Je doute être le seul à avoir une vie aussi morne. Quoi que le peuple puisse en dire, les rois sont des gens comme les autres...

Je vous aime mes enfants. Faites prospérer ce Royaume.


(La signature alambiquée en bas de page est illisible)

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