Journal - Entrée 5

Papa...

Je ne m'étais jamais servi de ce cahier avant ce jour et je ne m'en resservirai plus après. Je n'y vois pas d'intérêt. Et force est de constater que toi non plus, vu que tu n'y a écrit que deux fois tout au long de ta vie.
Mais je te devais bien, au moins une fois, d'y coucher quelques mots par écrit, par respect pour tout ce que tu as fais pour moi.
Qui plus est, je suis au crépuscule de ma vie. Je ne suis pas vieille mais je suis usée. Et le résultat est le même. Je vais bientôt mourir. Je le sais. Et je m'en voudrais de partir sans avoir pu te remercier.

Te remercier de deux choses que tu as faites pour moi et qui m'ont modelé, fait devenir la personne que je suis aujourd'hui.

La première est d'avoir toujours cru en moi.
Certes, je ne suis qu'une femme dans un monde de mâles. Je n'ai pas eu le droit d'hériter de ton atelier de cordonnerie alors que je suis trois fois plus talentueuse et créative que mon idiot de frère. J'utilise à dessein le mot "idiot" et je sais que tu ne t'en offusquerais pas. Tu le savais que mon frère était un idiot. Il n'a ni ta sagacité pour les affaires ni mes capacités pour la comptabilité. Et bien sûr, il n'a pas hérité de ton esprit créatif, contrairement à moi. Ton atelier dont tu étais si fier a d'ores et déjà disparu sous la férule pataude de ton fils (et la cupidité mal dégrossie de sa stupide femme).
Non, je n'ai pas pu hériter de ce qui me revenait de droit. Mais je sais que tu aurais voulu que ce soit le cas. En triant tes affaires, j'ai pu lire les courriers du Roi, réponses à tes missives, dans lesquels il te répondait qu'il refusait de modifier les règles d'héritage en vigueur dans le royaume de manière si drastique. Mais je n'avais pas besoin de ça pour le comprendre. J'ai toujours été ta favorite, tu as toujours su que c'était moi la digne héritière de notre lignée.
Grâce à toi, j'ai pu apprendre et comprendre comment fonctionne le monde mieux qu'il ne l'est normalement permis à une femme. Et bien mieux que beaucoup d'hommes aussi. Grâce à toi, je suis devenue plus perspicace, pugnace et déterminée que la plupart des gens de ce bas monde. Tu m'as aidé à devenir la meilleure version de moi-même.

J'aurais du t'en remercier et te dire à quel point, rien que pour m'avoir élevée de cette manière, contre l'avis de Maman, je t'aimais. Mais tu n'aurais pas apprécié une telle profusion de sentiment. Alors maintenant que tu es décédé, laisse-moi te le dire à travers cette page. Merci. Je t'aime Papa.

La deuxième chose maintenant. Je veux te parler d'une phrase (ou plutôt d'un de ses monologue dont tu avais le secret) que tu m'as dite un jour. C'était peu de temps après que le Roi t'aie installé près de lui. Notre situation financière qui, de base n'était pas si mauvaise, était mathématiquement en train de décupler. Tu m'as dit à peu près ceci : "Ma fille, sache que tout n'est qu'Argent en ce bas-monde. L'amour, avec un grand "A", n'existe pas. Ce qui s'en rapproche le plus, c'est l'amour que tu porteras à tes enfants. Pas à ton mari, qu'on s'entende bien. Tu finiras par le détester. Par contre, l'argent, avec un grand "A", lui, existe. Sois en certaine. Le Pouvoir ? C'est l'Argent. La Renommée ? C'est l'Argent. Ma fille, passe ta vie à chercher l'Argent et tout le reste de ce que tu désireras viendra à toi"...

"Passe ta vie à chercher l'Argent et le reste viendra à toi". Tu ne le savais probablement pas au moment où tu as dit cette phrase, mais sache que j'ai suivi ton conseil à la lettre.

Grâce à la dot considérable dont tu m'avais gratifié, j'ai pu me marier avec un noble. Un noble désargenté, certes, mais très influent à la cour. Mais ça, c'était déjà le cas de ton vivant. A la vérité, je l'avais choisi aussi en partie parce que j'appréciais sa compagnie. Mais il se trouve que tu avais raison aussi sur ce point là. J'ai fini par le détester. Nous nous efforçons néanmoins de rester en bon termes, car nous sachons tous deux où se trouvent nos intérêts. 
Et puis, sans lui je n'aurais pas pu concevoir la plus belle petite fille du monde. Ma petite Lumilla... je l'Aime avec un grand "A"... J'aurais aimé que tu puisses la voir grandir... Enfin. Je m'égare.

Pour en revenir à des choses que ta mort ne t'as pas permis de connaître, sache que j'ai ne pas fait que chercher l'Argent : je l'ai trouvé. Au départ, il m'a été compliqué de faire comprendre à mon bon-à-rien de mari que l'argent du ménage serait mieux géré si je m'en occupais à sa place. Il montra par ailleurs très vite une propension à dépenser en alcools forts et prostitués les billets qui lui tombaient entre les mains.
Je réussi tout de même à faire main basse sur une partie de notre argent. Enfin, de MON argent vu que ce nobliau était sur la paille avant de me rencontrer.
Et je réussi à le faire fructifier. Vite et efficacement.
Quand mon mari, pas si idiot au demeurant, prit conscience de ma virtuosité pour mener nos affaires, nous réussîmes à trouver un accord : j'obtenais les pleins pouvoir sur l'argent du foyer, il usait de son influence à la cour de la façon dont je l'entendais et, en échange, je lui versais chaque mois une somme conséquente qu'il pouvait dépenser comme il le souhaitait (en putes et whisky principalement donc). Cet accord mutuel est toujours en vigueur à l'heure où j'écris ces lignes.

La mine affable et les capacités de beau-parleur de mon mari à la cour ainsi que notre richesse grandissante à très vite fait de nous les personnes les plus en vue du Royaume. Et, papa, crois-le ou non, en moins de temps qu'il le faut pour le dire, je devins une confidente privilégiée de la princesse ! Moi ! Issue de la roture et noble uniquement par le mariage, invitée à la cour ! Et par la princesse en personne ! 

A partir de ce moment, plus rien ne nous arrêta. Mon mari usait de son influence auprès du Roi, moi auprès de la princesse. Toutes les portes nous étaient ouvertes. Et si certaines s'obstinaient à demeurer closes, l'Argent finissait par nous les ouvrir. Nous étions devenu puissants... Nous le sommes toujours.

Et grâce à ce pouvoir, Papa, j'ai pu reconstruire ce qui m'était dû depuis ma naissance ! Papa ! J'ai réussir à convaincre la princesse, devenue Reine entre temps, que ses dames pouvaient et devaient se consacrer à des activités créatives et artistiques ! Papa ! Tu sais ce que ça signifie ? J'ai pu rouvrir un atelier de cordonnerie !
Je suis la créatrice de chaussures la plus en vogue des Cinq Royaumes ! Je fais ce à quoi j'ai toujours été destinée !

Papa !... 

Merci !





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