Journal - Entrée 4

Après plus de vingt ans à moisir au fond d'un tiroir, voilà qu'un événement aussi inattendu que providentiel vient à me faire rouvrir ce cahier si longtemps oublié.

Cela s'est passé il y a maintenant trois semaines. Il faisait affreusement chaud cette journée-là. Comme il m'arrive de le faire fréquemment, j'avais tiré une table sous le porche de mon atelier pour travailler à l'air libre et je m'attelais aux dernières finitions sur la paire de chaussures de M. Vontafer. 
Ce dandy à la petite semaine était mon plus gros pigeon. Toujours à vouloir suivre la mode de la cour (qu'il ne fréquentait pas et qu'il ne fréquentera jamais), il exigeait constamment que je lui fabrique de nouvelles chaussures, parfois plus brillantes, parfois plus pointues, plus hautes, ou avec une boucle, bref.
Et, la mode étant ce qu'elle est et passant de mode avant d'avoir vraiment eu le temps d'être à la mode, il m'harcelait pour que je réalise ses nouvelles chaussures toujours plus rapidement afin qu'il puisse les mettre avant de passer pour un péquenaud. Je m'exécutais alors toujours prestement. Mais je lui demandais invariablement de payer le prix de ma rapidité. Deux jours de travail forcés pour M. Vontafer me rapportait quasiment autant que ce que je gagnais sur le reste du mois. Pour que je puisse conserver ce client fortuné, je devais travailler dur pour ses commandes et ne pas le décevoir.

J'en étais donc là. A finir la paire que M. Vontafer devait venir chercher le soir même. J'étais dans les temps, mais je ne pouvais pas non plus lever les yeux de mon ouvrage. Ceci explique pourquoi je n'ai pas vu le cavalier arriver. Je ne l'ai remarqué qu'à partir du moment où l'ombre de son cheval  me gêna dans mon travail. Je levais alors les yeux dans l'optique d'invectiver vertement ce malotru mais un coup d'œil sur le cavalier me fit ravaler immédiatement ma verve et je ne pus qu'émettre un son entre le gémissement et le râle. 

Le Roi. Le Roi Ogar. Celui qui était le Prince quand mon père était encore à son service. Assis sur son cheval, à une largeur de table de distance de moi. Il était bien évidemment accompagné. Accompagné d'une escouade de soudards qui affichaient des airs peu avenants. 
Autant dire qu'à ce moment précis, je n'en menait pas large. C'est très rarement pour vous annoncer des bonnes nouvelles que les puissants se pointent à votre porte.
Et, dois-je le signaler ? Les soudards en questions me semblaient suffisamment nombreux et revêches pour réussir à me couper les couilles puis, avant que je ne clamse entièrement vidé de mon sang, à mettre à sac mon atelier, et violer ma fille et ma femme.

Néanmoins, une fois ce premier moment de stupeur passée, je tentais de faire bonne figure en exécutant un ersatzt de révérence. N'ayant jamais rencontré de noble de ma vie, je ne savais franchement pas comment m'y prendre et je réussi simplement à me cogner le crâne contre ma table de travail. 

Le Roi fit mine de ne pas s'en offusquer et pris la parole pour me demander si je connaissais un certain K. H. 
Question à laquelle je répondis par l'affirmative. C'était de mon défunt père dont il s'agissait.
Le Roi ne me répondit pas, grommela quelque chose dans sa barbe et fit demi-tour avec ses soldats.
Je fus tellement soulagé par leur départ que je cru que j'allais me pisser dessus... 

Trois jours plus tard, un héraut de la cour royale frappait à ma porte avec à la main un décret m'ordonnant de déplacer mon atelier et ma famille dans une des dépendances directement attenantes à la résidence royale qui m'était gracieusement allouée... 

Trois semaines ont passé. 
Ma clientèle est maintenant composée du Roi et de ses lèches-bottes (je crois qu'on dit "courtisans") qui, pour faire plaisir au Roi, commandent tous leurs chausses chez moi. Et le meilleur dans tous ça, c'est qu'il me paye quatre ou cinq fois ce que me payait M. Vontafer pour une qualité de travail quatre ou cinq fois plus médiocre. Je plume quotidiennement les plus gros pigeons du pigeonnier. 
Bien évidemment, quand c'est le Roi lui-même ou un membre sa famille qui me commande une paire, je ne regarde pas à la dépense et au temps que je passe. Je suis pas idiot au point vouloir flouer le Roi... Mais...

Oui.

Je vais devenir immensément riche... Grâce à une décision totalement incongrue prise par le Roi, vingt-quatre ans après la mort de mon père. Il m'est impossible de ne pas faire un lien entre ces deux événements.

Papa... Qu'est-ce qui s'est passé entre le Roi et toi ?

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