Colère

L'attaque était terminé et Vjutta et les siens en étaient sortis victorieux. Enfin. Ils étaient les seuls encore debouts. Doc' pensait sincèrement qu'il fallait une certaine dose de culot pour vouloir appeler ça une victoire.

D'ailleurs, à la surprise même du principal intéressé, Doc' s'en était sorti. Kilertach s'était remis en marche au moment où il avait vu Doc' s'effondrer. Et il avait tout fait pour le mettre à l'abri et lui prodiguer des premiers soins. Aussi approximatifs que furent ces derniers, ils furent salutaires et Doc' survécu. Il en devait une à la recrue. Il repensait à tout ça assis, adossé contre un des piliers de la salle du Conseil. Krilertach était avec lui.
Xila était repartie dès qu'elle avait jugée que son aide ne fut plus nécessaire. Ce qui avait eu tendance à agacer Doc'. Partie au moment où il fallait ramasser les pots cassés. C'est bien un comportement de Bêtes divines.
Vjutta terminait une ronde menée afin d'éliminer, s'il le fallait, les dernières poches de résistance qui auraient pu encore exister.

Krilertach respirait bruyamment. Son visage était rouge de colère. Il n'était pas difficile de comprendre ce qu'il ressentait en ce moment même. Doc' tentait tant bien que mal de parler avec lui. De le prévenir de sa folie. De ne pas dire à Vjutta ce qu'il avait sur le cœur. Mais c'était peine perdue. Krilertach avait les oreilles qui bourdonnaient et un voile sanglant tombait devant ses yeux. Rien ni personne n'aurait pu l'empêcher de faire ce qu'il projetait.

On entendait du bruit derrières les lourds vantaux de la porte. Vjutta était sur le retour. L'instant de vérité était proche. En une autre occasion, Doc' aurait été tendu et stressé par l'anticipation. Aujourd'hui, il n'en avait plus rien à branler. Il avait failli mourir, il avait tué, qu'on lui foutes la paix cinq minutes. Il attrapa dans sa poche un rouleau de rhubarbe ayant miraculeusement survécu à la boucherie de la journée, la fourra dans sa bouche... et se rendit compte qu'il n'avait plus rien pour l'allumer.

Vjutta poussa violemment les battants de la porte qui s'ouvrit béante, laissant la place à sa seule personne. Krilertach n'attendit pas que la porte ait fini de s'ouvrir pour interpeler Vjutta :

- Tu savais que la Prophétesse n'était que de la buée !
- Hum... Krilertach. Ce n'est pas vraiment le moment.
- Répond !
- Tu ne m'as posé aucune question. Par ailleurs, tu sais. Tu sais que j'étais au courant. On m'avait prévenu que la forme physique de la Prophétesse était plutôt... déroutant. On me l'avait toujours décrite comme "une brume d'un matin d'automne s'étendant sur un champ gelé". A vrai dire, il n'y avait que toi qui ne savait pas à quoi t'attendre. Même Doc' savait.

Krilertach se retourna prestement vers Doc' qui, d'un clignement des yeux et d'un vague mouvement de tête confirma les dires de Vjutta. Tiens, d'ailleurs, Vjutta n'aurait pas un briquet sur lui par hasard ? Il faudrait le lui...

- Et Cilla ?!
- Elle savait, je l'avais prévenu. J'avais besoin d'elle pour tuer la Prophétesse.
- Tu n'avais pas besoin d'elle ! Tu avais besoin de son corps en tant que réceptacle !
- C'est exactement ce que je viens de dire.
- SALOPARD !

Krilertach sauta sur Vjutta, sa hache Parabellum en avant. Avant même que Doc' pu réaliser ce qui venait de se passer, le colosse était à genoux aux pieds de Vjutta, sa hache tombé au sol et sa main droite toujours accroché au manche... Mais plus à son avant-bras. Krilertach ne cria pas. Il poussa juste un hoquet de surprise.
Doc' jura entre ses dents. La blessure était nette mais nécessitait qu'on garrote l'avant-bras et qu'on cautérise la plaie avant que Krilertach ne se vide de son sang.
Il ne se donna même pas la peine de se relever et avança tant bien que mal à quatre pattes vers Krilertach. Il demande à Vjutta d'avoir l'amabilité de lui apporter une des torches qui pendait au mur. Vjutta, serviable comme à son habitude, se dirigea vers la torche la plus proche et la défit de son socle mural. Il revint vers Doc', maintenant agenouillé au côté du blessé. Vjutta le regarda intensément.

 - Krilertach, je supporte tes jérémiades et tes idioties depuis maintenant quelques temps parce que tu es extrêmement doué une fois une hache à la main. Mais ne pousse pas ma patience à bout.

Le guerrier rendit son regard à Vjutta, une lueur de colère encore visible au fond de ses prunelles. Il fallait lui  reconnaître un certain courage. A mois que ce fut de l'inconscience. Doc' avait utilisé la ceinture du colosse en tant que garrot. Il attrapa maintenant la torche des mains de Vjutta pour la deuxième partie de l'opération.

Mais avant toute chose...
Doc' alluma sa cigarette sur la torche et en tira une énorme bouffée.
Maintenant on pouvait y aller.

Krilertach ne cria ou ne pleura pas une seule fois. A croire qu'il ne ressentait pas la douleur.

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Kae ne pouvait réellement l'expliquer mais il La sentait. La Porte. Il savait où Elle se trouvait exactement. 
On aurait dit qu'une boussole indiquait perpétuellement à son corps la direction à prendre. Et il savait que l'aiguille était bloquée sur la Porte. Tout cela dépassait l'entendement. Mais Kae savait.
Il continua d'avancer machinalement, perdu dans ses pensées...

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Le premier choc passé, Kae éprouva un sentiment d'injustice énorme. Quoi ? Comment ? Qu'avait-il fait pour mériter d'être délaissé comme un vulgaire détritus ? La Bête divine s'était-elle simplement lassé de lui ?
Il avait dédié un siècle de son temps à ȽɤɧϠ, plus de deux siècles à la Cause et c'était comme cela qu'on le remerciait ? Par une Rupture ?

D'ailleurs, qu'allait-il devenir ? Il n'avait aucun moyen réel de retourner en Yorn. Il était bloqué loin de chez lui sans plus aucun but à poursuivre. Comment pouvait-on lui montrer si peu de gratitude après tout ce qu'il avait enduré en Son nom ? Comment pouvait-on lui faire ça, à lui, le Solitaire ?

Kae fulminait.
Néanmoins, il était conscient de ne pas voir clair. 

Il décida de trouver un moyen de calmer ses nerfs et sa frustration avant de continuer de réfléchir à sa situation.

En temps normal, il aurait tenté (et réussi) à trouver un ou plusieurs partenaires sexuels et se serait indéfiniment enfoncé dans ce bourbier ô combien agréable des plaisirs charnels.
Malheureusement pour lui, personne ne semblait sensible à ses charmes de ce côté-ci de la mer. Ce qui l'avait surpris de prime abord. Il avait toujours, en tout lieu et en tout temps, facilement trouvé des personnes physiquement attirés par son corps.
Cependant, ses vaines tentatives pour trouver un partenaire lui avaient vite fait comprendre que ce n'était pas le cas dans ce village.

Alors, si le sexe n'était pas un exutoire possible, il lui restait la violence.

Dès sa décision prise, il alla s'emparer d'un pauvre pieu trainant près du champ voisin et qui devait plus servir à accrocher du bétail que se battre, puis s'enfonça dans la luxuriante forêt bordant le village. Il y chercha la plus grosse Bête qu'il pouvait trouver.
Un adversaire qui lui donnerait du fil à retordre. L'appel du sang était fort.

Il ne dut pas spécialement fouiller. Il eut vite faire de repérer d'immenses sillons laissés dans le sol et une grande quantité d'arbres renversés. Il n'eut qu'à suivre bêtement cette trace pour tomber  sur un gigantesque lézard. 
Plus grand et plus large qu'un Bagon, la Bête se déplaçait sur ses deux membres postérieurs et se servait de son immense queue comme d'un balancier. Sa démarche plutôt pataude ne trompait pas Kae qui suspecta ce monstre d'être capable de déplacements fulgurants si le besoin s'en faisait sentir. La Bête n'avait pas entendu ni vu Kae s'approcher. Ce dernier en profita pour l'observer un peu plus en détails.
Elle ne possédait pas de membres antérieurs. Ses écailles étaient d'un vert émeraude terne qui lui aurait permit, si elle se tapissait au bon endroit dans cette forêt, de devenir totalement invisible à un œil de proie non avertie. Cette Bête remplissait presque toutes les cases pour être qualifiée de Vouivre.
Cependant, elle ne possédait pas d'ailes alors que les Vouivres, selon les meilleures encyclopédies existantes, avaient toujours été décrites comme possédant d'immenses ailes membraneuses. Et, aussi, elle avait deux têtes. Ce qui était loin d'être normal. De la base de son corps s'étendaient deux longs cous qui se terminait chacun par une tête reptilienne dépourvue de corne mais munie de rangées de gigantesque crocs que l'on voyait dépasser de leurs gueules fermées.
Ne sachant pas réellement à quelle Bête il avait à faire, Kae frémit d'excitation. La chasse était encore plus palpitante avec ce léger soupçon d'inconnu. L'adrénaline montait en lui par afflux.

Par analogie, Kae estima que cette Bête possédait les même capacités qu'une Vouivre, notamment celle de cracher des jets d'acide brûlants capables de faire fondre n'importe quoi. Même des écailles de Bagon. Cette Bête avait deux têtes, donc deux fois plus de raison de se méfier.

Tout son corps l'appelait à une libération de cette brutalité cathartique. Il n'avait plus la force de résister à ses pulsions meurtrières.

Ayant suffisamment analysé la situation, il sortit de son abri et se lança sur la Bête muni de son seul pieu. 
Il se fit immédiatement cueillir par un coup de queue de la part de la Vouivre bicéphale qui l'envoya valser à travers les arbres. Kae s'écrasa brutalement contre un tronc avant de tomber au sol. La Bête le chargeait déjà et il évita ses crocs d'un bond in extremis. Il se replia derrière un arbre. Il avait perdu son pieu dans la manœuvre.

Cette saleté l'avait parfaitement repéré dès le départ. Elle avait fait mine de ne rien remarquer uniquement pour pouvoir le surprendre au moment où il s'y attendrait le moins. Elle avait parfaitement réussi son coup.
La Bête était donc intelligente. 

Kae cracha du sang et sourit. Cela faisait très longtemps qu'il n'avait pas eu l'occasion de se battre contre un adversaire à sa hauteur. Sa rage de tuer ne fut que décuplée par cette agréable surprise.
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La tête de droite crachait un liquide poisseux, collant et nauséabond qui aurait tôt fait de l'entraver dans ses mouvements. Un jet de colle en somme. La tête de gauche crachait une sorte de venin capable de faire flétrir les plantes touchées en quelques secondes. Ce n'était donc pas de l'acide que cette Bête crachait mais ce n'était pour autant que la situation en était plus brillante.
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Kae venait littéralement d'abattre un arbre sur les deux crânes de la Bête et cette dernière tenait encore debout. Pire : cela semblait l'avoir énervé sans réellement la blesser. Kae commença à sentir des filets de sueur couler le long de son dos. Il était à court d'idées.
Il évita une salve de venin.
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Il eut une pause dans les assauts. Caché derrière son arbre, Kae ne voyait pas la Bête. Mais il l'entendait. Les deux têtes lançaient tour à tour des cris. L'une avait une voix crissante. L'autre avait une voix rocailleuse. On aurait dit un conciliabule entre une avalanche et un éboulement. Les deux têtes discutaient donc. Kae ne comprenait pas ce qu'elles se disaient mais elles discutaient. Etait-ce une bonne nouvelle ? Kae n'en fut pas vraiment sur.
Le bruit cessa. La prochaine attaque était imminente.
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L'endurance de cette Vouivre bicéphale était impressionnante. Combien cela faisait-il de jours, de nuits, qu'elle pourchassait Kae ? Ce dernier, quant à lui, atteignait ses limites. Tout devenait flou autour de lui. Il n'avait pas réussi à lui infliger une seule égratignure. Et il était vidé. 
La Bête revenait à la charge. Elle ne lui laissait aucun temps mort. Il esquiva d'un bond qui manquait clairement de conviction.
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Ce fut finalement un jet de colle qui l'atteignit. Ses jambes furent engluées l'une contre l'autre et il trébucha. La Bête ne perdit pas un seul instant pour lui lancer un second jet de colle qui le cloua au sol. Elle avait gagné. Elle découvrit ses crocs et s'avança lentement, victorieuse, vers sa proie.
Kae soupira. Ce combat avait réussi à apaiser ses tensions et calmer sa colère. C'était le but initialement recherché. Il était seulement dommage qu'il lui fallût mourir dans le processus.
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Le monde devint noir.
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Le monde fut lumière.
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Kae se réveilla en sursaut.

Il venait de réaliser que les différents évènements qu'il avait subi depuis qu'il avait mis le pied sur ce continent lui avait totalement fait négliger ses Scrynens.
Il irait fouiller la plage sur laquelle il s'était échoué. Avec un peu de chance, ils s'étaient échoués en même temps que lui et se trouvaient encore quelque part dans les environs.

Kae se rendormit.


La Bête gisait à ses côtés.





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