Il devait être environ midi. La nuit s'était passée dans un calme relatif. A l'instant où le Maître Sylvain avait disparu, une dizaine de personnes avaient tenté de rompre le cercle formé par les loups autour de la place. Nous avions entendu hurler et, moins de dix minutes plus tard, des loups nous ramenaient leur dépouilles à l'intérieur du cercle. Plus personne n'avait tenté de s'enfuir de la place.
Des enfants avaient pleuré, des personnes avaient paniqué mais la stupeur et l'hébètement dominaient. Peu de personnes avaient réellement compris l'intervention du Maître Sylvain. La nuit été tombée, nous n'avions rien pour nous éclairer et beaucoup se sont endormis très vite ce soir là. Néanmoins, cette période de calme parvenait à sa fin. Les gens avaient eu le temps de se remettre de leurs émotions et certains commençaient à sentir la faim. Mornay était un village paisible et prospère en temps normal. Ses habitants, pour la plupart, étaient habitués à manger trois repas par jour. Il est très difficile de rompre avec ses habitudes, surtout en état de choc. Nous ne mourrions pas de soif, le puits sur la place remplissant parfaitement son office. Le temps était au beau fixe sans être caniculaire. Cela aurait pu être pire.
Par ailleurs, Kae, Maliona et moi avions de quoi nous nourrir pour au moins les trois prochains jours. Habitude que Maliona et moi avions prise pendant notre expédition en Yorn sur les conseils de Kae, nous avions chacun sur nous trois barres jenfaz. Ces barres étaient constituées d'un mélange de miel, d'épices, de graines et de viande et chacune d'elle permettait à un individu de tenir une journée entière sous des températures polaires. Un proverbe yornien disait : "Un blizzard dure quatre jours ou une éternité. Trois barres jenfaz suffisent", ce qui sous-entendait bien évidemment que si le blizzard ne se calmait pas au bout du quatrième jour, on pouvait se considérer comme un homme mort. Les yorniens et leurs flegme légendaire.
Il n'aurait servi à rien de partager ces barres avec le reste de la place, il y avait trop de monde. Autant les garder pour soi et s'assurer par tous les moyens de s'en sortir en vie.
Nous ne nous mêlions pas au reste des habitants de Mornay. Ce qu'ils avaient à faire ne nous regardaient pas. Je comprenais leurs réticences à tuer leurs propres enfants mais ils allaient au bout du compte devoir s'y résoudre. Les loups n'avaient pas bougés. Les gens discutaient entre eux pour l'instant. Personne n'avait l'air de vouloir prendre une décision.
En fin d'après-midi, les estomacs commençaient à demander leur dû, surtout chez les enfants. La foule commençait à s'agiter de plus en plus. Avant que ce frémissement ne se transforme en une véritable ébullition, un homme vînt vers nous et sauta sur la margelle du puits, surplombant alors la totalité de la place. Il était habillé comme un bourgeois de campagne. Un notable du village, quelqu'un ayant de l'influence, le maire peut-être. Sa voix portait loin et il était évident que cet homme avait l'habitude de proclamer des discours.
" Mornaysiens ! Mornaysiennes ! Puis-je avoir votre attention s'il vous plaît ?
Tous se retournèrent, prêts à l'écouter. Prêts à suivre des consignes. Ces gens avaient un immense besoin d'ordre pour être rassuré.
- Hier soir, une meute de loups nous a forcé à tous nous rassembler sur cette place. Lyoj, qui comme vous le savez peut-être, est revenu de Lorais hier avec trois mercenaires censés nous débarrasser des loups. Or, Lyoj raconte que ces mercenaires affirment que le grand loup blanc que nous avons tous vu hier soir était en réalité un Maître Sylvain ! Messieurs les mercenaires, pouvez-vous nous affirmer ces dires ?
- Oui, c'était bien un Maître Sylvain.
C'était le yornien qui avait parlé. D'une voix qui avait sans aucun doute porté jusqu'à l'autre côté de la place. Sans aucune hésitation et sans nous consulter. Bordel, c'est moi qui suis censé être le chef de cette escouade ! Un murmure parcourut l'assemblée. Le notable, qui se tenait donc à moins d'un mètre de Kae mais qui le dominait de sa hauteur puisque monté sur le puits, repris la parole sans se démonter, un léger sourire se dessinant sur le bord de ses lèvres.
- Un des mercenaires ici présent, un yornien, affirme que le loup était bien un Maître Sylvain ! Comme vous le savez sûrement les yorniens vénèrent ces Bêtes et c'est sûrement pour cela que ce mercenaire a su le reconnaître ! Mais dites-moi, messire yornien, comment pouvons-nous être sûr que ce n'est pas vous qui avez attiré votre Bête dans notre village ?
Le tout avait été dit avec un calme qui ne trompait personne. Je n'aimais pas du tout la tournure que prenait cette conversation. Kae ne montra aucun signe de méfiance, mais je l'avais déjà assez vu à l'œuvre pour savoir qu'il était très doué quand il s'agissait de cacher ses intentions. Certaines des personnes présentes s'agitaient.
- Je ne commande pas les Pères, ni aucune autres des Bêtes d'ailleurs. Les Pères, par contre, peuvent nous faire part de leur mécontentement lorsque nos actes les font souffrir. Et c'est ce qui se passe en ce moment dans votre village. Vous avez maltraité la forêt sans en écouter sa complainte, le Père est donc venu rétablir l'ordre.
- Et nous devons vous croire sur parole ? Alors que nous ne sommes que de pauvres et honnêtes paysans ? Nous ne sommes pas des êtres corrompus par l'argent comme vous, mercenaire !
Et même si vous ne commandiez pas le Maître Sylvain, ne se pourrait-il pas que vous soyez de connivence ? Que vous soyez venu avec votre Bête dans notre village pour apeurer nos honnêtes concitoyens ? Pour nous empêcher de construire notre Temple ? Pour nous inciter, que dis-je, pour nous imposer d'adorer les mêmes idoles impies que vous ?
La foule commençait à grogner et des hommes s'approchaient de nous. En même temps... Un inconnu à la peau pâle, aux cheveux gris, avec des yeux sans pupilles et des cicatrices plein le visage et qui, en plus, vénérait la Bête qui les avaient obligé à s'agglutiner sur cette place... Le bouc-émissaire tout trouvé. La foule était perdue et cet homme perché sur le puits leur donnait un exutoire. Tout cela avait toutes les chances de très mal finir. Maliona et moi nous écartâmes de Kae. Si jamais la totalité du village lui tombait dessus, nous n'aurions rien pu faire pour lui. Autant limiter les dégâts.
- Je n'ai rien fait de tout cela et je respecte vos croyances. Malheureusement pour vous, vous avez oublié de respecter la nature qui vous entoure dans votre empressement de construire ce Temple que vous aspiriez de vos vœux. Le Père vous l'a fait savoir. Il se trouve que je suis arrivé au même moment. Tout ceci n'est que pure coïncidence.
- Êtes vous sûr de cela ? Une simple coïncidence ?... Soit. Je vous crois. Néanmoins, que diriez-vous si nous mettions cette coïncidence à l'épreuve ? Imaginez un instant que vous disparaissiez. Et que ceci aurait pour conséquence de faire disparaître les loups qui nous empêchent de quitter cette place ? Cela serait une drôle de coïncidence, vous ne trouvez pas ?
Des : "Ouais, ça s'rait un drôle de coïncidence, pas vrai les gars ?" avait suivi cette déclaration de l'homme. Le yornien poussa un long soupir. Puis tout se passa très vite. Mon cerveau ne put que reconstruire la scène a posteriori.
Kae avait sorti un de ses Scryn, avait coupé les jambes du notable au niveau des genoux, ce dernier était tombé vers l'avant en poussant un cri affreux, Kae avait sorti son deuxième Scryn, avait décapité l'homme d'un coup net et sans bavure avant que le maire ne touche le sol. Les mollets du notable, restés sur la margelle, étaient tombés en arrière, dans le puits. Le yornien venait de tuer le maire de Mornay et de rendre l'eau du puits impropre à la consommation. Mais pourquoi ai-je accepté qu'il nous accompagne ?
Il n'empêche que cet acte avait coupé la foule dans son élan et cette dernière hésitait à s'approcher trop près du yornien maintenant. Kae était hors de lui. Il hurla plus qu'il ne parla.
- Ecoutez-moi tous ! Je n'y suis pour rien si vous n'êtes pas capables d'assumer la conséquence de vos actes et si vous vous comportez comme des enfants à peine sortis du berceau ! Le Père vous a demandé la moitié de vos enfants en sacrifice ! Comme paiement pour ce que vous avez fait subir à la forêt de Gliro depuis de maintes années ! Le fait que vous abattiez beaucoup d'arbres d'un seul coup a été la goutte qui a fait déborder le vase mais les péchés que le Père vous demande d'absoudre remontent à bien plus loin que cela ! Cela fait trop de temps que vous vivez ici sans vous soucier de la conséquence de vos actes sur la nature !
Si vous souhaitez me tuer pour vérifier si cet homme avait raison, allez-y ! Mais n'attendez pas de moi que je vous facilite la tâche ! Je vous tuerais tous autant que vous êtes s'il le faut, bande de parasites inconscients ! Et sans aucun putain de remords !
Et une fois que vous m'aurez tué, vous vous rendrez compte que le problème n'a pas changé et que le paiement que le Père exige sera toujours dû ! Foutez-moi la paix, tuez la moitié de votre progéniture et je vous jure que vous n'entendrez plus jamais parler de moi !
Il donna un coup de pied dans la tête décapitée qui atterit en plein milieu de la place. Il garda ses deux Scrynen en mains et resta aux aguets mais les velléités avait été correctement douchées. Je ne pense pas qu'une seule personne envisageait maintenant de mener une attaque contre le yornien. Mais je ne pense pas non plus qu'une seule personne envisageait encore sérieusement de tuer des enfants...
Nous allions devoir rester ici encore quelques temps.
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