Quoi qu'il en coûte - Partie 1/3

Nous ne l'avions pas vu apparaître. Il n'y avait personne puis, au battement de cil suivant, il se tenait au milieu du sentier comme s'il y avait toujours été.

"Et bien ? Pourquoi tant de hâte ? Où courez vous comme ça ?"

Et merde. Je fis signe à Minda et Lyn de s'arrêter. L'homme était vêtu de haillons pas franchement sales mais vraiment très usés. On devinait que ses vêtements avaient été noirs à une époque. Une époque depuis longtemps révolue. Il n'était pas très musclé. Il était d'un aspect plutôt banal et ne semblait porter aucune arme. Son attitude et le ton de sa voix se voulaient amical, même. Pour autant... il dégageait une aura qui ne trompait personne. Le qualifier de menaçant aurait été un bien bel euphémisme. S'il nous était apparu sur ce sentier, c'était pour se battre. Non. Pour tuer. Pour faire couler le sang. Notre sang. Je frémis avant de prendre la parole, lui demandant de s'écarter de notre chemin.
Ma voix n'avait pas tremblé, malgré la peur que cette apparition m'inspirait. Il eut un petit gloussement.

"Tu sais très bien que je n'en ferais rien. Que faites-vous ici ? Qu'êtes vous venu chercher dans les Bois-Sans-Fonds ?"

Je n'ouvris pas la bouche, bien décidé à ne pas lui répondre. Il voulait la jouer comme ça ? Très bien. Pour Gracille. Je pris mon élan, commençai à courir et, dans le même mouvement, dégainai ma lame, bien décidé à occire ce puant.

"STTTTTOOOOOOOP !"

Je m'arrêtai net, à quelques mètres à peine de l'étranger. À ce moment précis, mon regard croisa le sien. Ses yeux pétillaient de... malice ? Il se mit à sourire. Un sourire carnassier. Je fis quelques pas en arrière, sans le lâcher des yeux.
Minda était la force tranquille incarnée. Toujours été maîtresse d'elle-même. C'était la première fois que je l'entendais crier. Quoi qu'il se passait, ce n'était pas anodin. D'un ton plus brusque que je ne l'aurais voulu, je lui demandai alors, plus inquiet qu'autre chose, pourquoi elle m'avait stoppé de la sorte.

"C'est le Damné !"

Je ne pus m'empêcher de me retourner pour regarder Minda, incrédule. Avait-elle perdu la raison ? 
Ou, pire, avait-elle raison ? L'étranger émit un petit rire sans joie. Je me retournai vivement afin de lui refaire face.

"Et bien, soldat ? On fouille les Bois-Sans-Fonds à la recherche d'une chimère, et on est étonné quand on en tombe sur une ? Bien évidemment, je suis moins séduisant que la Grande Prêtresse mais que veux-tu ?"

Il eut un haussement d'épaule et soupira d'une manière pour le moins théâtrale. Un frisson me parcourut l'échine. Le doute ne m'était plus permis. C'était bien l'âme damnée de la Grande Prêtresse. Putain. Nous étions condamnés. 
Mais pas question de mourir sans se battre ! Je relevais ma lame toujours degainée et refit face, une lueur de défi au fond des yeux.
Le Damné applaudit devant ma témérité.

"Oui ! Oui ! Ouiiii ! C'est ça que je veux ! Battez-vous ! Résistez-moi ! Tiens, vous savez quoi ? J'ai une idée."

Lyn poussa un hoquet de surprise. Gracille, qu'il portait sur son dos depuis que nous avions laissé nos chevaux, venait de se téléporter. Elle flottait maintenant à quelques mètres du sol, aux côtés du Damné. Par quelle diablerie ?

"Je vous décharge de votre fardeau pour la suite. Promis, je vous le rends si vous gagnez."

Et tout en parlant, il agita sa main gauche dans les airs, dessinant des arabesques et volutes que même Minda aurait eu peine à déchiffrer. Pour autant, ses intentions étaient claires comme de l'eau de roche. Il invoquait les Ombres. Je les voyais ramper hors du bois sur le sentier. Je fis signe à mes compagnons de patienter. Si nous attaquions maintenant, le Damné nous écraserait avec sa main droite. Mais si nous le laissions faire, nous nous ménagerions peut-être une sortie. Il souhaitait s'amuser avec nous. Et c'est lorsqu'on ne prend pas ses adversaires au sérieux que l'on commet les pires erreurs. Il nous restait à attendre la faille.

Les Ombres prirent forme avec une rapidité insoupçonnable. Elles se densifièrent et, bientôt, trois êtres humanoïdes nous firent faces. Le Damné, maudit soit-il, avait un goût de la plaisanterie qui ne nous fit aucunement rire.
Bien que les créatures qu'il avait invoqué n'étaient faits que d'Ombres, il restait évident qu'il les avait modelées en lisant dans nos pensées. Je grinçai des dents.

La première Ombre ressemblait à Lyn. Seulement, nulle trace de l'immense balafre sur le visage de l'Ombre. Et cette dernière portait autour du cou un torque. Je fus prêt à parier que ce torque était celui que l'on refusait à Lyn depuis sa naissance. Et pressentant que le Damné avait poussé le vice aussi loin qu'il avait pu, mon regard se porta sur la main de l'Ombre qui portait le fauchon. Oui. Une chevalière y brillait. J'entendis Lyn sangloter derrière moi.
La deuxième Ombre ressemblait trait pour trait à Minda. Mais les vêtements qu'elle portait était singulièrement différents. D'ailleurs, bien que la tenue que portait la créature eut été uniquement faites d'Ombres, on la devinait étincelante. Elle... elle... La vérité me frappa. C'était une robe d'archimage. Une robe d'archimage de femme. Je n'eus pas besoin de me retourner pour sentir Minda bouillonner. Depuis que je la connaissais, elle n'avait eu de cesse de vitupérer à l'encontre de la confrérie des mages et de leurs décisions iniques. On refusait de lui décerner le titre d'archimage pour l'unique raison qu'elle était une femme. Ceci alors même que l'ensemble de ses pairs reconnaissaient en elle la meilleure mage que le monde ait connu depuis Aldrick le borgne. Et le Damné osait la narguer ainsi ? Il allait certainement le regretter.
Quant à la troisième Ombre... C'était moi. En plus fringant, à défaut d'un mot plus approprié. Mon Ombre portait la livrée de la Garde, celle à laquelle j'avais renoncé pour Gracille. Je fus pris d'une envie irrépressible d'effacer le petit sourire suffisant qu'arborait le visage qui me faisait face.
Le Damné émit un gloussement. Il s'amusait follement, à n'en point douter.

"Si vous voyez les têtes que vous tirez !" 

Puis il claqua dans ses mains et son sourire s'effaça.

"Bon. Trêve de plaisanterie ! Voici les règles. Vous allez chacun d'entre vous vous battre en combat singulier contre votre Ombre. Celles-ci sont des versions alternatives de vous-même. Elles ne sont pas plus fortes que vous, elles ne sont pas plus faibles que vous. Elles sont simplement un vous ayant faits des choix différents. Le résultat des "et si j'avais... " qui valsent dans vos têtes. Si vous parvenez, chacun d'entre vous, à abattre votre ombre, je vous rends votre chère amie que vous transportiez si ardemment et je vous emmène voir la Grande Prêtresse. Si ne serait-ce qu'un seul d'entre vous perd son combat, meurt, abandonne ou fuie, je vous tue tous séance tenante. Prêt ?"

Je déglutis.
Il ne me faisait aucun doute que Minda parviendrait facilement à bout de son double. La provocation que ce dernier représentait l'avait mis hors d'elle. Dans l'état d'esprit où elle se trouvait, elle aurait été capable de réduire en cendres des royaumes entiers.
De mon côté, je savais que je pouvais gagner. Mon Ombre était aussi forte que moi, juste plus présomptueuse. Donc plus prompte à baisser sa garde. En me concentrant, les chances étaient de mon côté.
Lyn par contre m'inquiétait. Légèrement derrière moi, je ne pouvais l'apercevoir mais j'entendais sa respiration. Sifflante. Son Ombre lui renvoyait en pleine face tout ce que le massacre d'Holm lui avait coûté. Il en pleurait encore la nuit. Il ne fuirait pas, il n'abandonnerait pas, ne serait-ce qu'au nom de notre amitié. Mais serait-il capable de se battre ?

"C'est parti !"

Je n'eus plus de temps à consacrer à mes tergiversations. Mon Ombre me fonça droit dessus. Je n'eus que le temps de parer maladroitement qu'elle repartait déjà à l'assaut. Bons Dieux que mon Ombre était rapide et douée. C'en était à oublier que j'étais tout aussi rapide et tout aussi doué.
L'avantage de mon Ombre ne dura pas, je rétablis rapidement l'équilibre. Nous commençâmes alors à danser l'un autour de l'autre, chacun cherchant chez l'autre une faille dans une défense que nous ne connaissions que trop bien. Le souffle ardent des Inferno que lançait Minda à quelques mètres de là me roussissait le poil. Mon Ombre tressaillit lorsqu'un de ces assauts magiques dévié de sa trajectoire lui passa au-dessus du crâne. Je réalisais alors que si je n'avais pas quitté la Garde, je n'aurais jamais connu Minda... Et si je n'avais pas quitté la Garde ? Mon Ombre, le moi resté dans la Garde, n'avait jamais eu l'occasion de se battre contre ou avec des mages. Elle manquait singulièrement d'expérience. Ma chance était là. Revigoré par ces pensées je lançais l'assaut de plus belle. Il para mon estoc in extremis. 

Je souris.
Je le tenais.




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