Confondre grenouilles et bœufs

Il me regarda de haut en bas, d'un air qu'on aurait pu qualifier de dédaigneux s'il n'avait pas déjà été méprisant.

"Je pense que vous vous êtes trompé d'endroit monsieur.

Le problème est que je pensais qu'il avait parfaitement raison. Seulement, sa gueule de con me portait tellement sur le système que je me devais de lui répondre.

- Hum. Excusez-moi, mais nous sommes bien au 45 de la rue Montorgueil ?

- C'est exact. 

- Et bien, mon amie m'a donné rendez-vous à cette adresse en disant que j'étais le bienvenu.

- Votre amie a pu se tromper d'adresse. Monsieur, voulez-vous bien vous en aller ? Vous êtes sur une propriété privée et je suis certain que vous n'y êtes pas le bienvenu. 

Aucun mot plus haut que l'autre. Mais il arrivait tout de même à péter plus haut que son cul. Dernière tentative.

- Je vois sur le pupitre derrière vous que vous avez une liste des invités. Pouvez-vous simplement vérifier que mon nom n'y figure pas ? Si tel est le cas... 

- Ce n'est pas la peine, monsieur. Je sais qu'il n'y figure pas. 

Il m'avait coupé la parole le saligaud ! En d'autres lieux, je lui aurait fait manger une bonne mandale des familles. Mais ici, cela n'aurait servi qu'à rameuter des gorilles tout prêts à me refaire le portrait. Je soupirais un grand coup, je le remerciais (sarcastiquement) et je remontais l'allée de graviers en saisissant mon portable du fond de ma poche.

Je me remémorai aussi ce qui s'était passé deux jours plus tôt. J'étais allé passer la soirée chez un pote pour jouer à des jeux et boire des bières. Il avait invité d'autres de ses potes. Dont cette fille que je ne connaissais pas.
En bon connard désabusé que je suis, la notion de "coup de foudre" était pour moi une grande foutaise. Et bah... Je me suis retrouvé tout con quand j'ai eu le coup de foudre pour cette fille. Et j'étais prêt à parier qu'elle aussi avait ressenti la même chose. On avait passé la soirée à discuter, à parler de tout et de rien (surtout de rien), à se regarder dans le blanc des yeux et ne plus en avoir rien à foutre des jeux de société auxquels on était censé jouer.
Au final elle m'avait invité à une fête qu'elle organisait chez elle le week-end qui suivait. Aucune des autres personnes présentes à cette soirée n'avait eu le droit à pareille invitation. 

Une fête "barbeuc-piscine un peu beauf mais très sympa" selon ses propres termes. Bordel. Je m'étais habillé en conséquence. C'est-à-dire que j'avais essayé de trouver une tenue un peu classe pour apparaître sous mon meilleur jour tout en essayant de pas tomber dans le "trop" classe qui m'aurait fait passer pour un connard de bourge engoncé...
Et vlà t'y pas que j'arrive et qu'il y a un domestique digne de figurer dans le meilleur épisode de Downtown Abbey qui me cueille comme une fleur à la porte de la baraque. Sapé en costard trois pièces le drôle ! Autant dire que j'ai eu pertinemment conscience de passer pour le plouc de service. Après, heureusement pour moi, il en faut plus pour me rendre mal à l'aise. Bref.

J'étais presque arrivé au bout de l'allée et avait composé le numéro de la belle. Elle venait de décrocher.

- Alloooo ! T'es où ? T'arrives bientôt ?

Pas le temps de niaiser à ce que je vois. Elle ne m'a même pas dit bonjour. 

- Salut, euh... Je crois que je me suis planté d'adresse. Tu pourrais pas me la redonner s'il te plaît ?

- C'est le 45 de la rue Montorgueil !

- Alors, je suis dans la bonne rue et au bon numéro mais je suis clairement pas au bon endroit !  

Me serais-je trompé de ville ? Ça ne m'étonnerait pas venant de moi.

- Bah, pourquoi tu dis ça ?

- Le 45 de la rue Montorgueil, c'est une putain de baraque avec option colonnades grecques et tout le toutim et avec un domestique à l'entrée et... 

- Oui, c'est ça ! T'es au bon endroit !

-... Et le domestique en question refuse de me laisser rentrer... 

Les rouages de mon cerveau se mirent en marche. Comment ça, je suis au bon endroit ? C'est clairement pas le lieu dans lequel je m'imagine faire une fête "barbeuc-piscine un peu beauf mais très sympa"... Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

- Quoiiiii ? Mais quel enfoiré celui-là ! T'es où là maintenant ?

- Devant le portail.

- Bouge pas, j'arrive.

Et elle raccrocha. Donc, il fallait que je me rende à l'évidence. Mon crush était pétée de thunes. Mais pas juste "pétée de thune" genre : "Ouais, je me suis acheté le dernier Iphone sur un coup de tête". Réellement pétée de thunes. Pétée de thune genre : "Mon placard à chaussure fait la taille de ton appartement". C'était typiquement le genre de personne que j'adorais détester uniquement par principe. Et j'avais eu un coup de foudre pour une telle personne... Si il y avait une leçon à en tirer, je ne voyais pas laquelle. 

Par ailleurs, je ne savais pas si je devais lui en vouloir de ne pas m'avoir parlé de son compte en banque plus tôt. Dans un sens, m'inviter à une fête qui devait réunir un putain de gratin de grosses légumes sans me prévenir, je trouvais ça un peu vache. Mais en même temps, c'est parfaitement compréhensible qu'elle ne se soit pas plantée devant moi en disant : "Salut, j'ai assez d'oseille pour racheter le Liechtenstein". C'est pas très poli.

J'en ai était là dans mes réflexions lorsque je la vis débouler toute voile dehors sur le parvis de son... Sa... Manoir ? Villa ? Demeure ? Non parce que le mot "maison" ne convenait absolument pas pour décrire la bâtisse. Elle se mit à houspiller le fameux domestique en faction devant la porte.
Je fis personnellement demi-tour dans l'allée pour la rejoindre. J'arrivais à son niveau et j'entendis distinctement ses dernières invectives :

"... que vous commettez une telle faute, je vous vire et je ferai en sorte que vous ne retrouviez aucun poste nulle part ! Compris ?!"

Je ne m'en mêlai pas, mais je trouvais ça assez dur de sa part. Le pauvre bougre de domestique n'avait fait que son travail. On lui avait demandé d'accueillir les invités et d'éloigner les indésirables, il avait effectué sa tâche consciencieusement. Il y a deux minutes je ne pouvais pas le blairer, maintenant je compatissais pleinement. Entre petites mains prises en étau dans celles des gros, on se comprend.

Puis elle se tourna vers moi. Je tiens à le préciser, elle était comme je me la rappelais : sublime. Et élégante. Outre son visage angélique et son corps athlétique, elle portait une longue robe blanche qui lui allait à ravir.

Petite parenthèse.
Il faut que je vous parle de cette robe. 
Je n'eus pas réellement le temps de la détailler à vrai dire, mais l'image s'est gravée au fer rouge dans ma mémoire.
Vous avez déjà vu ces fameuses images qui, selon comment on les regarde, nous permettent de deviner deux personnages différents ? C'était une robe de ce style.
A première vue, c'était une belle robe d'une coupe classique. Elle était élégante sans être franchement remarquable.
Et dans le même temps... Mon subconscient (qui avait pris l'initiative, sans mon consentement, d'établir une liaison directe entre mes yeux et certaines autres parties de mon corps) était gentiment en train de me faire remarquer que l'admirer dans cette robe me faisait probablement plus d'effet que si je l'avais vu nue
.
Appelez le GIGN. J'ai besoin d'un immense bac d'eau glacée.
Fin de la parenthèse.

A peine eut-elle fini d'engueuler le pauvre majordome qu'elle m'agrippa par le poignet et me tira derrière elle.

- Viens. Suis-moi. 

Elle me fit rentrer dans sa villa. Au pas de course. Je n'eu donc pas réellement le loisir d'admirer le sol en marbre, les dorures au plafond, les tableaux (Ce serait pas un Degas ça là-bas ?) et les autres bibelots super chers qui trônaient sur ses meubles Louis XV.
Elle me traînait derrière elle alors qu'elle avançait avec une détermination et une force qu'on associe habituellement aux bateaux brise-glace
. Je tentais de lui faire ralentir le rythme.

- Hoooolaaa. On est pressé à ce point ?

- Oui ! ... dit-elle d'une manière péremptoire qui ne me plu qu'à moitié... Enfin. Passons. Oui, t'es en retard et il faut que je te présente à mes parents.

Ses parents ? Il me traversa l'idée selon laquelle cette charmante demoiselle vivait encore chez ses parents. Est-ce vraiment ce que je devais en conclure ? Elle avait deux ans de plus que moi et j'étais moi-même du mauvais côté de la trentaine. Et elle vivait encore chez ses parents ? Ah bah bien. Après, force est d'admettre qu'ils ne devaient pas se marcher dessus non plus vu la taille de la baraque.
Je passais cette réflexion sous silence et je sautais directement à la suivante.

- Tes parents ? Euh. T'es sûre ? Je veux dire, je suis sur que c'est des gens très bien et moi... Je te rappelle que ton majordome a voulu me flanquer dehors. Est-ce que t'es vraiment sûre que c'est une bonne idée ?

Elle continua de me tracter, ne se retourna pas réellement vers moi mais le petit coup d'œil qu'elle me lança me fit frémir. Elle ne fit d'ailleurs aucun effort pour masquer son agacement.

- Bon, tu veux me sauter ou pas ? Si oui, va falloir... Waaah ! 

Je m'étais arrêté net. Elle ne l'avait pas vu venir.

Nouvelle petite parenthèse.
Aux petits malins qui se le demanderaient : oui, d'un point de vue de la finalité stricte, j'avais envie "de la sauter". Mais en réalité, je me voyais déjà marié avec elle, avec une maison, deux enfants, un break et un labrador. J'avais envie qu'elle devienne l'Amour de ma vie (avec le A majuscule). Je trouvais l'expression qu'elle avait utilisée beaucoup trop crue au regard de la douceur des sentiments que j'éprouvais pour elle. Traitez moi de fleur bleue si vous le voulez. Je m'en fous et je vous emmerde.
Fin de la parenthèse.

- Qu'est-ce que tu branles ? Allez, bouge !

Elle essaya de me tirer. Je ne suis pas culturiste mais j'avais légèrement plus de force qu'elle. Si elle arrivait à me tracter depuis tout à l'heure, c'est que je le voulais bien. Mais, là, je ne le voulais plus. Rien n'allait.
Où était passé la fille adorable croisée chez mon pote et avec qui le courant avait eu l'air de si bien passer ? Son ton et sa façon de parler ne me plaisaient pas.
Durant cette fameuse soirée, j'avais été tenu en admiration par ses tournures de langage. Et là, en deux phrases, elle venait d'être vulgaire deux fois ? Comment était-ce possible ?

- T'es la jumelle maléfique, c'est ça ?

Je pestais intérieurement contre moi-même. Tes réflexions stupides de la sorte, t'as pas à les dire à voix haute. Fort heureusement, sa tête me fit comprendre qu'elle n'avait pas saisi ce que j'avais dit. Je me repris.

- Avant de bouger, j'aimerais éclaircir deux-trois points.

Je dégageais mon poignet de son étreinte. Elle fit la moue et croisa les bras sur sa poitrine.

- C'est quoi ton problème ?... me dit-elle sur un ton tout sauf amical.

- J'aimerais bien te retourner la question. Je ne comprends pas. Quand on s'est vu jeudi dernier, tu étais dans un état d'esprit très... Différent. Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi ta façon de t'adresser à moi a autant changé en deux jours ?

Elle hésita. Je la vis hésiter.

A ce moment-là, ma tête me démangea de l'intérieur. Quelque chose de très désagréable. Une expérience indescriptible qui ne m'étais jamais encore arrivé. Si je devais absolument illustrer ce qui se passa dans mon cerveau à ce moment, on pourrait le résumer de la sorte : "Toc toc toc ! Salut ! Je suis Ton-Bon-Sens, je me permet de rentrer, je suis accompagnée de Ton-Cynisme et de Tes-Désillusions. On voulait te toucher deux mots. T'es un prolo de merde. Tu es au courant de ça, hein ? Et tu crois vraiment qu'une aristo dans son style peut tomber amoureuse de toi ? Spoiler : non, ça n'arrivera pas. Jamais. Conclusion : elle te mène par le bout du nez, parce que t'es une bonne poire mon gars. Pourquoi elle fait ça ? On a pas encore réussi à le déterminer, mais si tu nous laisses inviter Ton-Sarcasme, je suis sur qu'on va pouvoir te fignoler une réponse. Tiens ! Quand on parle du loup !" .

Je repris la parole. J'étais agacé mais j'arrivais encore à me contenir. Je n'élevais pas la voix mais ce fut au prix d'une énorme travail sur moi-même.

- Dans quel coup fumeux t'essayes de m'emmener-là ? C'est quoi ton problème ?

Silence absolu et regardage de pieds de son côté. Ça me tapa sur les nerfs plus que cela n'aurait dû.

- Laisse-moi deviner alors ! Toi et tes richards de potes vous faites des "dîners de cons" et je suis ton François Pignon ? Ou bien t'es en train de nous faire ta crise d'ado à 30 piges passées et tu voulais ramener un garçon que tes parents n'approuveraient pas juste pour les faire chier ? Tu...

Je m'arrêtais net. Son silence radio côté et son visage cramoisi parlait pour elle. C'est fou comme elle avait l'air de trouver le sol intéressant.

- C'est ça ? C'est vraiment ça ? Réponds-moi.

Marmonnement étouffé.

- Réponds-moi.

Elle continua à regarder par terre et ne semblait pas vouloir s'expliquer...

- REPONDS-MOI !

J'avais hurlé. C'était sorti tout seul. Je n'avais pas fait un seul geste vers elle, je m'étais contenté de serrer les poings et d'hurler. C'est fou comme ça faisait du bien.
Cependant, je l'avais terrifiée.
Elle fondit en larmes.
J'étais passablement énervé, contre cette fille, certes, mais surtout contre moi-même et ma bêtise. Bordel de fait chier de merde, quoi !

Je repartis aussi vite que possible dans l'autre sens et quitta cette maison sans demander mon reste.
Je cru l'entendre me supplier de revenir. Ou peut-être que je l'ai rêvé. De toute les manières, je ne me suis pas retourné.

...


Quoi ? Vous voulez vraiment une morale à cette histoire ? Hmmf. Très bien. La voici :

"Méfie-toi de tout le monde, surtout quand tu es heureux".

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