Sachez, que ne dirais aucun mal de mon géniteur. C'était quelqu'un de bon. Mais force est de constater qu'il avait un côté très bourru, et que son éducation avait été un échec de bout-en-bout.
Ceci ayant été dit, je me sens dans l'obligation de signaler que cela fait plus de cinquante ans que mon père est mort et que je suis en possession de cahier. Et c'est la première fois que je l'ouvre dans l'optique de noircir ses pages.
Je suis maintenant au crépuscule de ma vie. Je n'ai jamais trouvé le bon moment pour y écrire. A vrai dire, il ne s'est surtout rien passé au cours de mon existence qui vaille la peine d'être couché sur le papier. Mais si je veux laisser une trace dans ce cahier, c'est maintenant ou jamais.
Laissez-moi alors raconter ici les vies intriquées de mon père et de mon oncle qui, à bien des égards, méritent bien plus que la mienne d'être racontées.
Mon père, peu au fait des intrigues politiques de son temps, crédule et mauvais en mathématiques, passa sa vie à multiplier les mauvais placements et les dettes. Il eut toujours à cœur de bien faire. Cependant, malgré ses bonnes intentions, il dilapida la fortune familiale : il nous fit perdre l'intégralité des biens et avoirs que nous possédions dans la capitale.
Il fut un temps où nous nous croyons perdu.
Cependant, nous fûmes sauvés de la misère par son unique bon placement.
L'ironie de l'affaire vient du fait que cet unique investissement rentable, il le fit par dépit. Que je m'explique.
Au terme de la dernière Grande Guerre, mon père acheta la plus grande partie des terres qui échurent au royaume. Cette guerre même à laquelle mon oncle eut à participer et que nous perdîmes.
J'ajouterai qu'il acheta ces terres pour l'équivalent d'une bouchée de pain : recluses aux confins du royaume, arides, dures et inhospitalières, elles n'attiraient personne.
Il faut se rappeler que, à la sortie de la guerre, le royaume était meurtri : les plaines fertiles du Levant nous avait été confisquées et ces terres représentaient la "compensation" consentie par le vainqueur au perdant. Notre peuple abhorraient ces terres, preuve de notre cuisante défaite. Elles acquirent d'ailleurs très vite le surnom de "Mortes-terres".
En outre, puisque personne n'envisageait sérieusement d'aller s'installer sur ces terres, les premiers colons qui vinrent y élire domicile furent des brigands auxquels on avait donné un choix relativement simple : l'exil ou la décapitation.
Une terre désolée et peuplée de malfrats. Voilà ce que mon père acheta.
Et mon père fit cette acquisition pour une unique raison : pouvoir y envoyer en exil son frère jumeau. Ce dernier était tombé en disgrâce à ses yeux depuis son retour de la Guerre. Il ne supportait pas de le voir assis dans sa chaise roulante. C'était un rappel perpétuel et personnifié de la défaite de notre royaume. Mon père ne supportait pas de voir mon oncle traîner autour de lui dans son manoir.
Aussi, il ne supportait pas les conseils de gestion que pouvaient lui donner mon oncle. Il avait l'impression que son frère jumeau doutait de son intelligence et cela le faisait enrager.
C'était en réalité totalement le cas : mon oncle prenait bien mon père pour un imbécile fini.
C'était en réalité totalement le cas : mon oncle prenait bien mon père pour un imbécile fini.
Il acheta donc le Duché de la Marre, y envoya son frère et lui en laissa l'intendance.
Je ne sus jamais vraiment comment mon oncle réussi le tour de force qui s'ensuivit. J'étais jeune à l'époque et je ne voyais mon oncle qu'une fois par an, pour les fêtes du solstice.
Ce que je sais, c'est qu'il invita sur le domaine certaines de ses connaissances. Des soldats, des gueules cassées, des rebuts de Guerre, comme lui. Mon oncle les plaça à des postes clés et les fit nommer barons, vicomte... etc. En un mot comme en cent, il s'acheta leur loyauté.
Puis, tous ensemble, ils entreprirent de mater les habitants du Duché.
Et je dis bien "mater". Les anciens refusent encore aujourd'hui de me parler de cette période. Je pense qu'une ville sous loi martiale devait ressembler à un paradis en comparaison. Je ne sais si la fin justifie les moyens mais le fait est que mon oncle parvint à ses fins.
Le Duché de la Marre devint le seul endroit fréquentable de toutes les Mortes-terres.
Qui plus est, certaines parcelles du Duché furent rendues cultivable grâce aux efforts de certains anciens militaire du Génie engagés par mon oncle.
La Marre put commencer à prospérer.
Je ne m'en rendis compte qu'a posteriori mais le succès de mon oncle agaçait mon père sans commune mesure. Que son frère, un "indigent à roulette", puisse réussir dans les Mortes-terres, alors que lui croulait sous les dettes à la capitale, cela était un affront inadmissible.
Et les choses empirèrent, si je puis dire, lorsque notre génie national, le grand Antoine-Laurent de Phelps, mit au point la machine à vapeur.
Mon oncle comprit plus vite que n'importe qui l'intérêt d'une telle machine et l'utilisa pour industrialiser à marche forcée le Duché. Grâce à cette machine, il put creuser des sillons dans une Morte-terre qu'aucun outil n'avait réussi jusque-là à érafler.
Initialement, mon oncle avait dans l'idée de laboureur de grandes parcelles de terrain pour les rendre cultivables. Mais il abandonna très vite cette idée.
En effet, dès les premiers essais de sa machine à labourer, on trouva du charbon. Beaucoup de charbon. Et du salpêtre. En grande quantité aussi.
La ruée vers les ors noir et blanc était lancée.
Le Duché de la Marre devint le lieu de toutes les convoitises.
Dans le même temps, mon père dépensait ses dernières oboles pour payer ses dettes les plus urgentes.
Pour s'en sortir, il dut vendre le manoir familial.
Finalement, il dut, malgré sa réticence, venir se réfugier dans les Mortes-terres.
Mon père vécu aux crochets de mon oncle pour le restant de ses jours. A vrai dire, il ne survécu pas longtemps. Quelque chose en lui s'était brisé en arrivant au Duché. Reconnaître sa défaite face à son frère l'avait meurtri jusqu'au plus profond de son âme.
Apathique, il erra dans les couloirs pendant un an environ, avant de s'éteindre à la suite d'une fièvre qu'un organisme comme celui de mon père aurait du vaincre sans aucun problème. Ses derniers moments sont encore douloureux à me remémorer.
Mon oncle ne prit jamais d'épouse. Pendant la Grande Guerre, un groupe de soldats franiens lui avait découpé ses parties génitales avec son propre couteau de chasse. Il n'eut donc jamais d'héritier et, à la fin de sa longue vie, le Duché me revint de droit. Je pense que cela convenait à mon oncle.
Et la suite ? Et bien, c'est ma vie, mes piètres réalisations. Bien peu d'entres elles méritent qu'on s'y attarde.
Tout ce que j'ai fait, ce à quoi je me suis attelé durant toutes ces années à la tête du Duché, c'est pérenniser l'héritage de mon oncle. Rien d'autre. Je n'ai rien découvert, je n'ai pas étendu notre territoire, je n'ai vaincu aucun ennemi...
Je me suis cantonné à rendre nos mines plus sûres pour nos ouvriers, à optimiser les rendements de nos machines, à faire que le Duché soit le plus prospère possible.
Dois-je rougir de n'avoir aucun fait d'armes qui vaille la peine d'être retenu à mon actif ? Je ne le pense pas. Le monde doit certes avancer, mais il doit aussi, dans le même temps, tourner. Et chaque personne a un rôle différent à y jouer.
Mon oncle le faisait avancer, je le fais tourner.
Dois-je rougir de n'avoir aucun fait d'armes qui vaille la peine d'être retenu à mon actif ? Je ne le pense pas. Le monde doit certes avancer, mais il doit aussi, dans le même temps, tourner. Et chaque personne a un rôle différent à y jouer.
Mon oncle le faisait avancer, je le fais tourner.
Que mes descendants ne me tiennent pas rigueur de mon manque d'ambition. Je vous lègue un duché riche et sain.
Je sais que l'un d'entre vous saura en tirer parti et faire avancer le monde.
En attendant, ce dernier doit continuer de tourner.
En attendant, ce dernier doit continuer de tourner.
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