Ils venaient de poser le pied à Ghartlow.
Ghartlow était un petit village de montagne tout à fait banal ; jumeau cryfandien de Locustus. Adossé à la montagne, dernière présence humaine avant la passe du Guerrier, ce village était, a priori, en tout point ressemblant à son voisin. Même le patois parlé par les autochtones était identique à celui de Locustus.
Néanmoins, il suffisait d'un rapide coup d'œil pour se rendre compte que Ghartlow n'était pas un lieu de villégiature, contrairement à sa voisine. La ville était moins riche, plus délabrée et les habitants de ce côté-ci de la montagne cultivaient une certaine amertume de cet état de fait.
Ils restaient en bon terme avec leurs voisins, certes, il fallait bien commercer avec quelqu'un. Mais ils n'appréciaient pas qu'un locustusois puisse s'inviter dans leur village en traînant derrière lui un étranger duquel ils ne pouvaient soutirer aucune pièce. Il était interdit de posséder des pièces frappées au profil de l'impératrice en Cryfandir. Ghartlow avait subi de plein fouet les tensions géopolitiques qui sous-tendaient les relations entre ces deux pays.
Autant dire tout de suite que Kae n'était pas le bienvenu. Son guide, Ilout, l'avait prévenu avant même leur départ. Ainsi mis au courant, et fort heureusement pour lui, Kae avait pu se préparer convenablement.
Il avait commencé par échanger le peu de pièces impériales qui lui restaient pour des pièces républicaines. Les habitants de Locustus avaient l'habitude de commercer avec n'importe quel type de monnaie et Yurga avait pu lui faire le change, même si Kae se doutait bien que ce bon vieux tavernier avait appliqué un taux relativement douteux.
Puis il s'était préparé à son voyage en sachant qu'il ne pourrait pas faire halte à Ghartlow. Il avait pris des provisions supplémentaires et assez d'eau pour tenir jusqu'à la vallée, où déjà le sentiment xénophobe s'estompait et où il pourrait refaire ses réserves.
Qu'on ne s'y trompe pas, la noblesse Firanaise était interdite de séjour en Cryfandir et la totalité de ses habitants détestaient âprement tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un Firanais.
Kae ne s'en souciait guère. Il était Yornien et ne ressemblait en rien à un Firanais.
Ainsi, sans même ralentir son allure, Kae fila tout droit à travers Ghartlow, en adressant à peine un au revoir de la main à son précieux guide qui lui avait permit de traverser la passe du Guerrier sans se rompre trois fois le cou.
Ilout le regarda partir puis, quand Kae disparut derrière la forêt de conifères, il se dirigea vers la place principale du village. Ils étaient parti il y a 3 jours et ce yornien l'avait étonné par son agilité et sa capacité à se déplacer en montagne. Avec un vrai citadin, il aurait bien mis une petite journée de plus à faire le même trajet. Quoi qu'il en soit, il n'était pas encore midi. Ilout avait largement le temps de casser la croûte et de bavarder avec ses potes de Ghartlow avant de repartir vers le premier refuge.
Comme le guide s'y attendait, ils étaient effectivement sur la place, Jod, Mared et Valt , en train de faire une partie de Quillon. Ces trois frères passaient le plus clair de leurs temps libre à jouer à ce jeu. Ilout n'avait jamais été très bon mais il adorait les regarder jouer. La dextérité avec laquelle ils lançaient et encerclaient les quilles était impressionnant à regarder.
C'était au tour de Mared de jouer. Jod et Valt, assis sur un banc, accueillirent Ilout d'un grand signe de la main alors que Mared ne lui adressa pas même une parole. Il restait entièrement concentré sur les coups qu'il s'apprêtait à lancer. Le guide de montagne s'assit avec les deux frangins sur le banc placé derrière le terrain et sortit sa croûte.
Jod attendit que Mared lance son premier coup (raté de peu ! Dommage !) puis se tourna vers le nouveau venu :
" Quel bon vent t'amènes ici, de l'autre côté de la passe ? Tu es venu seul ? Les Malerkiths se sont rendormis que depuis 2 semaines, la saison touristique n'a pas encore commencé. Tu n'avais tout de même pas avec toi un étranger qui voulait traverser ?
- Figure-toi que si ! Un yornien voulait à tout prix traverser le plus tôt possible vers Cryfandir. Et vu que personne d'autre que moi ne voulait tenter de traverser la passe aussi tôt dans la saison, me voilà ! A mon avis, ce mec était un illuminé.
- Un yornien ? s'étonna Valt, Mais si il voulait venir en Cryfandir depuis Yorn, ça aurait été beaucoup plus simple et beaucoup plus rapide pour lui de descendre uniquement jusqu'à Ralta et de prendre un bateau à partir de là ! Qu'est-ce qu'il foutait dans la chaîne des Kreausses ? Ce n'est absolument pas le chemin le plus court.
- Et bien figure-toi que je lui ai demandé exactement la même chose répondit Ilout. Et tu sais ce qu'il m'a répondu ? "Les voies des Bêtes sont parfois impénétrables". Un illuminé je te dis. Néanmoins...
Clac ! Mared lança un cri de joie. Il venait de réussir un isard sur son deuxième coup. Il avait encore le moyen de repasser devant avec son troisième coup. Ils applaudirent devant ce très beau lancer.
-... Néanmoins, reprit Ilout, ça n'a pas l'air d'être n'importe qui ce bonhomme : il a passé l'hiver chez nous, à Locustus. On a eu le temps de l'observer le gus. Et figure-toi que toutes les semaines, je dis bien toutes les semaines, ce type allait tuer un Malerkith et nous le ramenait au village pour le manger.
Vlop ! Mared, complètement décontenancé par ce qu'il venait d'entendre, avait loupé, et de beaucoup, son dernier coup. Il pouvait dire adieu à la victoire. Ça se jouait entre Jod et Valt maintenant. Mais Mared n'en avait pas l'air vraiment désappointé. Jod se leva pour jouer son tour et Mared vint prendre sa place sur le banc.
- Qu'est-ce que tu nous racontes-là ? C'est qui ce psychopathe que tu as ramené dans notre pays ?
- Je pense pas que ce soit un psychopathe, répondit aimablement Ilout qui essayait de ménager les sentiments xénophobes de ses amis cryfandiens, vous n'avez pas vraiment de souci à vous faire. Il n'a pas vraiment l'air d'avoir un tempérament violent. Mais c'est un chasseur hors pair. Le vieux Diphan nous a raconté que ce yornien était un prêtre dans son pays et, à ce qui paraît, prêtre, guerrier et chasseur ne sont qu'un seul et même métier dans les contrées du nord.
Jod lança sa première chaîne. Il ne prit pas de risque. Il était en tête des scores, il lui suffisait de conserver son avance. Valt le regarda jouer tout en répondant à Ilout.
- Le curé de notre paroisse nous a parlé de ces soi-disant "prêtres yorniens". C'était le sujet d'une de ses prêches il n'y pas si longtemps que ça. Ces dégénérés de yorniens vénèrent des "Bêtes", des créatures imaginaires tout droit sorties des mythes et contes. Ça tout le monde le sait.
Mais ce qu'on sait moins, c'est que les "prêtres", eux, rendent bien hommage à toutes ces Bêtes mais surtout suivent des ordres données par certaines d'entre elles !
Si j'ai bien compris, il réside dans un immense temple perdu dans la toundra yornienne ce qu'ils appellent le "Triumvira". C'est un ensemble de trois entités soi-disant "divines". Et les "prêtres" sont en réalité des esclaves de ces entités.
Le Triumvira existe bel et bien. Ou en tout cas, pas mal de voyageurs ont rapporté avoir vu trois monstruosités qui habitaient dans ledit temple. Ce sont, à ce qui paraît, des êtres difformes que seule une perversion sans nom a pu créer. Aucun mot ne peut décrire ces choses. Des erreurs de la Nature, certainement pas créés par les Dieux.
Jod avait fini de lancer ses chaines. C'était à Valt de jouer. Il s'étira, soupira un grand coup, se leva et se retourna une dernière fois vers Ilout.
- Bref, tout ça pour dire que si. Tu as ramené dans nos contrées un psychopathe de la pire espèce. Je te remercie Firanais.
Valt pouvait toujours gagner mais ce ne sera pas sans risque. Il y avait un quitte ou double à tenter. Jod pris sa place sur le banc. Ilout était blême.
- Je... Je ne savais pas bégaya-t-il.
Mared lui assena une énorme claque, amicale mais néanmoins douloureuse, dans le dos.
- T'en fais pas mon vieux ! Il est parti dans la vallée et on dirait que ce n'est pas nous qu'il a dans le collimateur ! Relaxe ! Et tiens, pour parler d'autre choses : tu as vu des Arcs-en-vol pendant ta traversée de la passe ? C'est la saison !
- Figure-toi que oui ! s'exclama Ilout. Et là encore, le prêtre a fait un truc incroyable...
Tchac ! Jod jouait vite mais bien. Valt était toujours en tête mais Jod n'avait pas l'intention de le laisser gagner sans batailler.
-... le yornien a, genre, siffloté une espèce de stridulation. Comme si toi tu soufflais dans un appeau pour geai alors que t'es bourré... Et figures-toi... qu'un Arc-en-vol est venu se poser sur la paume de sa main.
Paf ! La chaîne s'était enroulée autour du quillon. Jod avait lamentablement raté son coup et Valt était le vainqueur incontesté de cette partie. Jod saborda son dernier coup devenu inutile et revint vite à la conversation en cours.
- Sérieux ? s'exclama Valt, non mais sérieusement ? Tu as vu un Arc-en-vol de près ! Ça ressemble à quoi ?
- Ouais, ça ressemble à quoi ? surenchérit Mared, ça ressemble plus à une fée ou à un djinn ? Parce que quand on voit les trainées iridescentes et lumineuses que ça laisse dans le ciel, pour moi c'est certain que c'est de la poudre magique de fées ! C'est cette fameuse poudre qui leur permettent de voler d'ailleurs, c'est bien connu. Mais Valt est persuadé que c'est des queues de djinns qui dessinent ces motifs dans le ciel !
- C'est évident que c'est des queues de djinns ! se défendit Valt, Tu penses vraiment que de la poudre de fée pourrait changer de couleurs selon l'œil ou les yeux avec lequel tu la regardes ? L'Arc-en-vol est forcément l'œuvre des djinns !
Jod s'interposa entre Valt et Mared qui s'apprêtait à répondre. Tout aussi curieux que ses frères, il voulait entendre la suite de l'histoire d'Ilout.
- Et bien aujourd'hui vous allez pouvoir mettre un terme à votre querelle ! Alors Ilout ? Est-ce une fée ou un djinn qui produit les Arc-en-vol ? Et si c'est un djinn, as-tu eu l'occasion de formuler un vœu ?
Les trois frères se tournèrent vers lui, oreilles, yeux et bouches grands ouverts, avides d'entendre la description de sa rencontre enchantée.
- Et bien... C'est un petit oiseau. Il ressemble pas mal à une mésange bleue. Et il a une très longue houppette d'un blanc nacré sur le haut de sa tête. Le yornien m'a dit que c'est lorsque cette plume capte les rayons du soleil que l'on voit les trainées iridescentes. Ça et la rémanence rétinienne à ce qu'il dit.
Leurs bouches se refermèrent.
- C'est tout ?
- Bah... Oui, c'est tout. Je reste d'accord avec vous. Je préférais quand je ne savais pas ce que c'était qui faisait les Arcs-en-vol. Il y avait encore de la place pour un peu de magie.
- Je dois avouer que je suis déçu... Valt, Mared, aucun de vous deux n'aviez raison mais j'aurais préféré que ce ne soit pas le cas. Je ne te remercie pas, Firanais, d'avoir détruit ainsi nos œuvres de l'esprit.
Ilout rougit et bégaya de vagues excuses. Valt avait toujours eu le chic pour le mettre mal à l'aise. Il avait fini de manger, la partie de quillon était terminée et midi sonnait à l'église. Il était de toute manière temps pour notre guide de montagne de rentrer à Locustus.
Plus personne ne demanda jamais à Ilout à quoi ressemblait les Arcs-en-vol de près. Pour ainsi dire, ceci ne fut pas pour lui déplaire.
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