Maël et Frann avaient bien évidemment assisté à la cérémonie. Comme tous leurs frères et sœurs de grimoires.
Ils étaient sortis du château et marchaient côte à côte, en direction du Logis. Ils en avaient pour un petit moment : dix bon kilomètres séparaient la demeure de l'Impératrice de leurs baraquements et il était formellement interdit d'utiliser un quelconque sort dans un rayon de 8,32 kilomètres autour du Palais. Au risque de se faire foudroyer sur le champ par les sorts de protection entourant son Altesse Impériale.
Des chariot avaient été affrétés pour que les Ghrnis puisse rentrer chez eux en un temps raisonnable. Cependant, Maël avait préféré la marche à pieds, pour des raisons que Frann ne connaissait que trop bien. Ce dernier l'accompagnait, autant par sollicitude envers son ami que parce qu'il appréciait l'exercice physique.
Maël le regarda du coin de l'œil. Il ne comprenait toujours pas pourquoi ce colosse avec qui il n'avait objectivement rien en commun s'obstinait à rester son ami. Il avait tout à y perdre.
Frann était le puîné d'une famille de l'Ancienne Noblesse, sa fortune personnelle était gigantesque, il était un Ghrni plus que compétent et, surtout, il était beau. Il aurait dû gagner ses galons de Commandant de l'Ordre depuis belle lurette. Mais non.
Au lieu de cela, il avait décidé d'afficher ouvertement l'amitié qu'il portait à Maël.
Maël ne le comprenait pas. Lui, si il avait été à sa place... Il ne le comprenait pas mais il ne lui en était pas pour le moins reconnaissant.
Ils marchaient l'un à côté de l'autre sans rien dire. D'un naturel placide, Frann n'essayait aucunement de meubler le silence qui s'installait entre eux. Il écoutait le chant des oiseaux et ne pensait à rien.
Maël, de son côté, s'il ne parlait pas, c'était parce qu'il devait mobiliser toute son énergie pour suivre l'allure de Frann. Il faut dire que ses jambes de Gobelin étaient bien plus courtes que celles de Frann et il devait faire trois ou quatre pas quand Frann en faisait un seul.
Sa respiration se faisait de plus en plus sifflante.
C'est alors que Maël trébucha sur une racine qui dépassait sur le sentier qu'ils empruntaient et tomba par terre à plat ventre. S'en fut trop pour Maël qui explosa.
"AAAAAAAAAAAAH ! PUTAIN DE SES DIEUX DE MERDES À LA CON ! J'EMMERDE LA DÉESSE ! TOUCHÉS PAR LA GRÂCE ? VRAIMENT ? TOUCHÉS PAR LA GRÂCE ? MES COUILLES !
Maël était toujours étendu face contre terre, frappant mollement du poing sur le sol et n'essayant aucunement de se relever. Il continua de pester pendant un long moment et Frann, immobile, le regarda faire sans essayer de l'arrêter. Il préférait grandement que son ami déverse sa frustration de la sorte plutôt qu'en s'attaquant à d'autres Ghrnis. Dans ce dernier cas, ça ne finissait jamais bien.
Au bout d'un moment, Maël finit par se calmer. Se releva lentement et frotta ses vêtement pour en faire tomber la poussière. C'est sur un ton beaucoup plus calme qu'il reprit la parole.
"Iniquité.
- Pardon ? répondit Frann.
Le fait est qu'il avait parfaitement entendu ce que venait de dire Maël et, plus encore, il savait exactement ce qu'il s'apprêtait à dire ensuite. Ce sujet revenait constamment à la bouche de Maël, comme une vieille ritournelle. Frann avait appris, en partie à ses dépens, que lorsque cela arrivait, il valait mieux laisser Maël vider son sac.
Maël regarda Frann du coin de l'œil.
- Ne fais pas semblant. T'as très bien entendu ce que j'ai dit. Et tu connais la signification de ce mot. C'est toi qui me l'a appris d'ailleurs. C'est bien un mot de sang bleu ça. Chez nous, on disait "putain d'injuste" et ça marchait pareil.
Maël se tut, le regard perdu dans le vide. Il n'avait l'intention de se remettre à marcher. Frann allait commencer à avoir des fourmis dans les jambes. Tant pis pour lui.
"Pourquoi étions-nous dans la salle du trône toute à l'heure ? Pourquoi l'Impératrice a ordonné à l'ensemble de notre confrérie de se présenter à ses côtés ? demanda Maël pour la simple rhétorique.
- Pour présenter nos hommages à un Elfe, ne put s'empêcher tout de même de répondre Frann.
- Pour présenter nos hommages à UN Elfe répéta Maël. Un seul putain d'Elfe de merde. Les trois cents plus grands mages de l'Empire en rang d'oignons pour flatter l'ego d'un seul et unique Elfe... Et qu'est-ce qu'un Elfe, je te prie ?
- Un être humain qui a été touché par la Grâce de la Déesse. La Déesse lui a transféré une partie de son pouvoir et il est maintenant son émissaire.
- Et son apparence physique s'est modifiée.
- Oui, approuva Frann. Il est maintenant beaucoup plus beau que n'importe quel autre être humain. Et il a des oreilles pointues.
Un silence de plomb s'installa. Et voilà, pensa Frann, on y arrive.
- Qu'est-ce que je suis, Frann ?
- Un Gobelin, Maël.
- Et qu'est-ce qu'un Gobelin, Frann ?
Frann déglutit.
- Un être humain qui a été touché par la Grâce de l'Autre Déesse. L'Autre t'as transféré une partie de son pouvoir et tu es maintenant son émissaire... Et...
- Et ? insista Maël.
- Et ton apparence physique s'est modifiée.
- Et ? appuya Maël sans aucune compassion pour son ami.
- Et tu es plus laid que n'importe quel être humain. Et tu as des oreilles pointues.
Maël replongea dans son mutisme. Frann trouva sa réaction curieuse. C'était normalement à ce moment de la conversation que Maël sortait généralement de ses gonds. Mais il restait étonnamment calme. Ce qui n'était pas fait pour rassurer Frann.
" Et pourquoi l'Impératrice présente ses hommages à l'abruti d'Elfe mais pas à moi, hein ? Pourquoi je suis cantonné au grade de troufion de seconde classe dans sa grande armée ?
- Parce que la Déesse et l'Autre Déesse sont les deux faces d'une même pièce, commença à réciter Frann, il est impossible de vénérer l'une sans se détourner de l'autre. L'Eglise Impériale vénère la Déesse et toi tu es l'émissaire de...
Maël n'y tint plus et éclata.
- TOUT ÇA C'EST DES CONNERIES ! DES CONNERIES, T'ENTENDS ?!
Frann se tut. Maël fulminait. Il se remit à marcher. Frann lui emboîta le pas, heureux. Il aimait bien marcher.
- Ce que vous apprenne les prêtres, c'est des conneries ! Il n'y a pas deux Déesses, il n'y en a qu'une seule, parfois bonne et généreuse, parfois mauvaise et mesquine. Et vous, vous vous entêtez à la vénérer en occultant sa part d'ombre ! Parce que la méchanceté, c'est laid. Parce que JE suis laid ! Voilà la vraie raison ! Cet Empire de merde ne supporte pas qu'on lui mette sous le nez de la laideur ! Cette laideur va pourtant de pair avec la beauté devant laquelle vous tombez autant en pâmoison ! Vous n'êtes qu'une bande de pies braillardes qui ne convoitent que ce qui brillent !
Ce dernier couplet était nouveau. Frann ne releva pas le blasphème qu'il contenait. Cela n'aurait servi à rien.
Il essaya plutôt de détourner la conversation en flattant l'ego de son compagnon :
" Au moins, tu peux te consoler en te disant que tu es aussi puissant que cet Elfe.
Maël s'arrêta net.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? l'interrogea Maël, visiblement intrigué.
Cette question déstabilisa Frann. Normalement, lorsqu'on lançait Maël sur la puissance de son Aura, ce dernier se rengorgeait tout seul, sans qu'on ait besoin de l'aider.
- Bah... répondit Frann, je veux dire, euh... On a tous ressenti son Aura, à cet Elfe. Franchement, mis à part le Maréchal de la Farya et toi, personne n'avait une Aura aussi puissante dans la salle.
Maël eu un reniflement.
- Tu veux dire que, selon toi, je suis aussi puissant que le Maréchal ? dit-il sur un ton où l'on sentait sans peine poindre le dégout et le mépris.
- Baaah, oui. Tout le monde sait ça. On sent ton Aura à toi aussi, tu sais.
- Mais tu ne me l'avais jamais dit...
Maël regarda ses chaussures. Frann ne l'avait jamais vu aussi pensif et aussi peu... colérique. Cela couvait quelque chose et Frann n'était pas sur de vouloir savoir exactement de quoi il en retournait. Maël se remit à marcher.
Après quelques minutes, il demanda à Frann :
"Sais-tu comment fonctionne la détection d'Aura ?
- Bah oui. On apprend ça dès les premières années de sorcellerie. Il faut aligner ses 7 sources de Pouvoir et...
- Je ne t'ai pas demandé comment on fait pour détecter une Aura, le coupa-t-il. Je t'ai demandé si tu savais ce que tu détectais réellement.
- Euh... fit Frann qui, décidément, ne voyais pas où son ami voulait en venir.
- Tu détectes la différence de Pouvoir entre ton Aura et celle de la personne que tu analyses. En fait, ça fonctionne un peu comme une vieille balance à plateaux, tu vois ? Sur un des plateaux tu places ton Pouvoir, et sur l'autre tu places le Pouvoir de la personne. Et au final, tu regardes de quel côté l'aiguille penche. Et à quel point elle penche. Tu saisis ?
- Je pense, oui. En gros. Pourquoi on ne nous l'apprend pas, ce que tu viens de me dire ?
- Parce que vos idiots de professeurs l'ignorent. Ce sont des êtres humains extrêmement basiques. Et ils n'ont jamais voulu écouter ce qu'un laideron de Gobelin avait à leur dire, même si ils savent pertinemment que mes liens avec la Déesse me rend autrement plus sensible au Pouvoir. Et ne compte pas sur un Elfe pour te révéler ce genre de choses.
"Bref, continua Maël, là où je voulais en venir, c'est que la balance qui te sert à détecter les Auras est limitée dans son mouvement. Dès lors qu'un des plateaux touche le sol, l'aiguille n'ira pas plus loin dans son mouvement. Tu me suis toujours ?
- Oui, je pense. C'est comme si on montait un poids de cinq cents grammes sur un plateau pour peser quinze kilogrammes de pommes de terre sur l'autre. On y arriverait pas.
- Exactement. Et bien, pour ta gouverne, sache que le Maréchal est un poids de cinq cents grammes et que l'Elfe est un sac de patates.
- Comment ? fit Frann, interloqué. Tu veux me dire que l'Elfe est... - il fit rapidement le calcul sur ses doigts - trente fois plus puissant que le Maréchal de la Farya ?!
- C'est dans cet ordre de grandeur, oui, fit négligemment Maël en regardant ses ongles noirs.
Frann resta abasourdi. Le Maréchal étant un monstre de puissance. Deux à trois fois plus puissant que Frann, qui montrait pourtant de sérieuses prédispositions. Le Maréchal avait plus de 350 ans et avait consacré ces deux derniers siècles à accumuler du Pouvoir. Frann ne pensait pas sérieusement pouvoir un jour atteindre son niveau de maîtrise. Et cet Elfe... Cent fois plus de Pouvoir que lui-même... Mais...
- Et toi ? demande alors Frann, Où tu te situes là-dedans ? Tu es aussi trente fois plus puissant que le Maréchal ? Tu es aussi puissant que cet Elfe ?!
Maël ricana. Frann n'aimait pas quand il faisait ça. Cela lui donnait un air vraiment... mauvais.
- Moi ? Hinhinhin... Hahaha haha !
Son ricanement se transforma bien vite en un fou rire incontrôlable. Frann n'avait jamais vu Maël rire. Ricaner, oui. Rire, c'était la première fois. Il riait tellement qu'il s'en tenait les côtes.
Mais ce rire n'avait rien de contagieux. Frann resta immobile, les lèvres pincées. Son teint était devenu très pâle. D'aucuns auraient qualifié ce teint de... cadavérique.
-+-+-+-+-
On avait logé l'Elfe dans une des plus belles suites du Palais impérial.
Les murs du Palais faisaient 6 coudées d'épaisseur, l'intégralité du Domaine impérial était tissé des sorts de protection les plus robustes et puissants qu'il lui avait été donné de voir dans sa très longue vie. Il ne risquait rien ici, se répétait-il. Il était en sécurité au Palais, essayait-il de se convaincre. Et pourtant... Ce rire...
L'Elfe avait peur.
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