Elle l'avait caché dans mes appartements de manière à ce que je le trouve. Je reconnais bien là une manigance de ma grande sœur. Et si elle l'a caché de manière à ce que je le trouve, c'est parce qu'elle veut que j'y écrive. J'imagine qu'elle souhaite que quelqu'un fasse passer à la postérité la destinée de notre fratrie. Et elle compte sur moi pour le faire parce qu'elle sait que ma piété m'impose la franchise. Et que je n’occulterai rien de ce que je sais.
Très bien, je relève le défi. Faisons alors cela dans l'ordre. Je suis Guillermo de la Marre, Archevêque de la Maison Royale, et je suis le frère aîné de l'actuel Duc de la Marre. En outre, ma fratrie se compose de mes deux aînés : mon frère Rinsen de la Marre, aujourd'hui décédé, et ma sœur Sophia, Comtesse de la Vinaudière.
Bien des choses se sont passées depuis que Sophia a pour la dernière fois écrit dans ce journal. Je tenterai donc de retracer fidèlement et sans détour ces vingt-deux dernière années mais je ne promet pas d'y arriver.
Il y a exactement vingt-deux ans de cela, notre père donnait notre sœur en mariage au Comte de la Vinaudière en échange d'une somme d'argent exorbitante.
Je ne peux m'empêcher de penser que, si il fallait vraiment estimer la valeur marchande de ma sœur, celle-ci vaut au moins dix fois le prix que le Comte a déboursé. Courageuse, volontaire, belle, et surtout terriblement intelligente, notre sœur est parée de toutes les qualités.
Son seul défaut, que cela soit dit, est son goût extrêmement prononcé pour la violence. Et je ne suis même pas certain que cela soit réellement un défaut. Dans ce monde où les femmes ne sont pas vues comme l'égale de l'homme, et ce en méconnaissance totale de ce qu'enseignent les Ecritures saintes, être capable trancher des gorges sans trembler ne me paraît pas être une aptitude totalement inutile.
Le mariage, ou devrais-je dire le calvaire de ma sœur dura huit ans. Le Comte était une brute épaisse. Sophia n'avait pas d'autre choix que de s'offrir à lui. Du moins, c'est qu'elle s'efforçait de lui faire croire. Elle tomba enceinte cinq fois durant ces huit années. Aucun de ces enfants n’atteignit l'âge de deux ans. Intoxication alimentaire, étouffement, écrasé par un cheval... Des accidents bien commodes survenaient inévitablement.
Et au bout de huit ans, mon frère cadet fêta ses seize ans.
Même si la vie a fait que j'ai beaucoup moins côtoyé Sothe que Sophia, force m'est de reconnaître que mon petit frère est une copie conforme de ma grande sœur. Courageux, volontaire, beau et surtout terriblement intelligent, mon frère est paré de toutes les qualités.
Son seul défaut, si il faut lui en trouver, c'est qu'il répugne à user de la violence. Ce qui est parfois handicapant pour gouverner un Duché.
Je me permets d'insister ici afin que le lecteur ne prenne pas mes paroles à la légère : Sophia et Sothe sont extrêmement intelligents.
Rinsen et moi-même avions du mal à exister entourés de ce frère et cette sœur touchés par la Grâce des Dieux. Et c'est sûrement pour cette raison que Rinsen et moi avons quitté le Duché si tôt dans notre vie, mon frère pour devenir soldat au service de Monsieur d'Arflour, moi en rentrant dans les Ordres. Nous ne voulions plus souffrir de cette comparaison injuste.
Revenons à ce qui s'est passé il y a quatorze ans, la nuit où Sothe fêta ses seize ans. Nous étions tous revenus au Duché pour l’événement. J'avais exceptionnellement eu le droit de quitter la paroisse pour une durée de trois jours. On avait accordé une permission à Rinsen et Sophia avait convaincu le Comte de faire le voyage. La journée fut enchanteresse et Sothe était aux anges. Les festivités se terminèrent tard dans la nuit.
Le lendemain matin, nous retrouvions notre père mort noyé dans la fontaine du jardin d'ornement. Passablement éméché, il avait dû s'endormir sur la margelle puis rouler dans l'eau sans que cela ne le réveille. C'est du moins la version officielle.
Sothe devînt ainsi le nouveau Duc de la Marre. Sothe ? Le plus jeune de la fratrie ? Duc ? Et le droit d'aînesse me demanderez-vous ? Et bien, Sophia ne pouvait plus devenir Duchesse depuis son mariage avec le Comte, Rinsen avait abdiqué il y a bien longtemps afin de pouvoir rester au côté de Monsieur d'Arflour quoi qu'il advienne et j'avais personnellement renoncé à mes titres de noblesse en revêtant la bure.
Et, en réalité, Sothe aux rênes du Duché de la Marre fut la meilleure chose qui pouvait arriver. Je pense que la renommée actuelle de la région témoigne en sa faveur.
Quelques heures après la découverte du corps de notre père, nous retrouvions le Comte de la Vinaudière
dans les cuisines du château, les viscères dispersées aux quatre vents,
des rats ayant même eu le temps de faire leur nid au creux de son
ventre. Un hachoir ensanglanté traînait à ses côtés. Nous concluâmes au
bête accident domestique.
Sophia devînt la veuve douairière de la Vinaudière. Son statut de veuve de Comte lui donnait le droit à une rente plus que généreuse mais ne lui donnait aucun droit sur les terres de la Comté. Son mari étant mort sans aucun descendant direct, son titre et ses possessions aurait dû revenir à un de ses oncles encore en vie. Néanmoins, le corps du Comte n'eut pas le temps de refroidir que moult cousins et autres parents éloignés revendiquèrent l'héritage, au détriment de l'oncle. Je ne peux m'empêcher de voir en cela l'influence de Sophia. Elle avait réussi, en huit ans, à semer une zizanie remarquable au sein de la famille de la Vinaudière étendue.
Personne ne sut se mettre d'accord et pendant près d'un an la famille se déchira pour décider qui succèderait au Comte décédé. Dans les faits, Sophia restait la seule maître à bord et régna sans partage pendant cette période.
Puis, au bout d'un an, Sophia réussit à s'imposer en tant que médiatrice. Elle leur promit de régler leurs différends une bonne fois pour toute. Individuellement, elle convainquit chacun des membres de la famille qu'elle était acquise à sa cause et que lui faire confiance était la garantie de récupérer le titre de Comte. Tout le monde la crût.
Afin d'entériner cet affaire, Sophia convainquit l'intégralité des prétendants au titre de se réunir en terrain neutre, dans son manoir de Restfal.
Le soir de leur arrivée, Sophia offrit un banquet somptueux à cette famille de la Vinaudière réunie au grand complet. Le vin coulât à flots.
Les négociations ne devaient commencer que le lendemain. Elle n'eurent jamais lieu.
Aux alentours de minuit, les troupes de Monsieur d'Arflour débarquèrent et massacrèrent l'intégralité des convives. La sang coulât à flots. Personne ne fut épargné. Les épouses, les enfants. Personne ne sorti vivant de cette boucherie. Sauf Sophia.
La lignée de la Vinaudière anéantie, ma sœur revendiqua les terres de son mari décédé et devint la Comtesse sans que personne n'y trouve rien à redire.
Deux jours plus tard, elle cédait les terres entourant le manoir de Resfal à Monsieur d'Arflour pour un écu symbolique.
Je tiens à préciser que si j'ai personnellement connaissance de ces événements, c'est parce que Rinsen me les a raconté. Sophia n'avouera jamais avoir été au manoir de Restfal à un quelconque moment de sa vie.
Puis, sans transition aucune, une période de prospérité s'ouvrit pour notre fratrie.
Sothe transforma en profondeur le Duché de la Marre, et au pas de course.
Aujourd'hui, il est évident et naturel pour toutes et tous que c'est à l'Université de Voltra que se trouvent les plus grandes sommités académiques du continent. Quand mon frère arrivait à la tête du Duché, cette Université avait tout d'un lycée de campagne miteux.
Aujourd'hui, la beauté de la chaîne des Creausses attirent des milliers de touristes. Il y a vingt ans, personne n'avait jamais entendu parler du pic de Libremont.
Aujourd'hui, le Duché de la Marre est qualifiée de "grange du Royaume" tant les récoltes de ses paysans sont abondantes...
Tout ceci est à mettre au crédit de mon frère.
Sophia reprit en main les affaires déjà florissante de sa Comté. Au-delà de sa gestion remarquable de ses propriétés qui la rendirent incroyablement riche, sa prouesse la plus notable reste la constitution de sa milice comtoise. Une maréchaussée comtoise existait déjà du temps du vieux Comte mais, comme toutes celles jamais levées par des seigneurs de province, ses missions se résumaient à un simple maintien de l'ordre. Ma sœur la transforma en une véritable armée régulière.
Pour ce faire, elle usa tout d'abord de ses talents de diplomate et profita de la proximité géographique de ses terres avec la capitale pour faire déménager les écoles royales militaires sur ses terres. Puis, petit à petit, elle attira les jeunes recrues fraîchement formées dans ses propres corps d'armes, ponctionnant ainsi l'armée royale de ses éléments les plus prometteurs. Et, en toute honnêteté, il aurait fallu être idiot pour ne pas accepter une proposition de recrutement dans la milice comtoise. Rejoindre cette milice en pleine mutation, c'était la promesse d'une bien meilleure solde que dans l'armée royale, de possibilités d'évolution de carrière bien plus rapides, d'équipements bien plus modernes et de baraquements plus beaux, plus propres et salubres. Et plus ses rangs grossissaient, plus elle attirait de nouvelles recrues. Bientôt, Sophia possédait une armée capable de renverser le trône si l'envie lui en prenait.
Le Roi, que les Dieux le protègent, n'a jamais réellement pris conscience du danger que représentait ma sœur pour le pouvoir royal. Pensez-vous ! Comment une veuve éplorée pourrait représenter un danger pour ce grand et fort gaillard qu'est notre Roi ?
Toujours est-il que depuis que la République voisine nous a déclaré la guerre, la Couronne est contrainte et forcée de s'appuyer sur les forces de ma sœur pour repousser les assauts répétés de notre voisin. Doucement mais sûrement, les coffres royaux se vident et ceux de la Comté de la Vinaudière se remplissent. Le Roi a pour l'instant recours à l'impôt pour combler les trous... Mais cette solution a ses limites.
Cela me fait du mal de l'admettre mais je soupçonne Sophia d'avoir planifié la ruine de la Maison Royale depuis le départ. Cela lui ressemblerait bien. Quel est le but final qu'elle poursuit ? J'éprouve une certaine curiosité malsaine à cet égard. Ai-je vraiment envie de voir où les manigances de ma sœur nous mènera tous ?
Je m'égare, il ne m'appartient pas de colporter de telles rumeurs, même si... il se trouve que des rumeurs courent déjà. Les couloirs du Palais bruissent de murmures. La Comtesse de la Vinaudière tiendrait fermement les rênes du pays. Ses agents sont infiltrés partout. On ne peut pas éternuer sans qu'elle soit au courant. Pire ! Si on éternue, c'est parce qu'elle l'a décidé, et pas autrement...
Je connais une de nos aïeules qui serait fière de sa descendante.
Rinsen, quant à lui, a vécu une idylle magnifique au côté de Monsieur d'Arflour. Il était son favori. Il était son meilleur soldat. Il était amoureux.
Il ne demandait rien d'autre que de vivre et mourir aux côtés de son amant. Les Dieux ont exaucé son souhait... Rinsen vécu et mourut au côté de Monsieur d'Arflour.
Je pleure la mort de ce frère à chaque instant de ma vie. De la fratrie, il était celui pour lequel j'avais le plus d'affection. Les intelligences froides et calculatrices de Sothe et Sophia me les ont rendus lointains. Il n'y avait qu'auprès de Rinsen que je me sentais entier...
... (l'encre a bavé à cet endroit. A cause de gouttes d'eau ?) ...
... que Rinsen est mort en héros, sur le champ de bataille. La mémoire retiendra le nom de mon frère comme celui du Colosse du pont de la Lirne. La légende veut qu'il ait repoussé et tué deux centaines d'ennemis avant de succomber. Il se peut que ses faits d'armes aient été exagérés mais je suis certain au fond de mon cœur que sa bravoure et son bras ont joué un grand rôle dans la déroute des armées républicaines à la fin de cette bataille si désastreuse.
Et moi ? Et bien, ma vie est bien moins riche en rebondissements et événements spectaculaires. Je suis un érudit, un prêtre. J'ai monté les échelons de la hiérarchie ecclésiastique pour aujourd'hui devenir le confesseur de la famille royale et l'Archevêque de la Maison Royale. Si je suis devenu prêtre, c'est par piété et conviction. Si je suis devenu un membre important du clergé, c'est par bêtise. Je n'ai jamais convoité aucune sorte de pouvoir, terrestre ou spirituel. Si aujourd'hui je suis ce que je suis, c'était simplement pour prouver à ma fratrie que, moi aussi à ma façon, je pouvais réussir de grandes choses. Puéril, n'est-ce pas ? Enfin bref. Assez parlé de moi.
En réalité, assez parlé de notre fratrie. Celle-ci vieillit et deviendra bientôt un sujet désuet.
Pour notre famille, le futur ne s'incarne en réalité que dans un seul et unique être. Il s'agit de Jorl, fils unique de Sothe. Ainsi, il lui reviendra de perpétuer l'héritage à la fois de son père, de sa tante et de ses oncles.
Mon neveu est destiné à devenir Duc de la Marre et Comte de la Vinaudière. Il aura à gérer un territoire qui fournit la moitié de son blé au Royaume. Il aura à gérer une milice qui pourrait défaire l'armée royale si l'envie lui en prenait. Il sera à la tête d'une fortune absolument inimaginable. En bref, il sera incroyablement puissant.
En outre, l'amitié que Monsieur le frère du Roi portait à Rinsen a déjà permis à notre famille, et plus particulièrement à Sothe, de devenir membres de la Première Cour Royale. Jorl récupèrera ce statut à n'en point douter, ses premiers pas à la capitale ayant été plus que prometteurs.
En bon érudit que je suis, je souhaiterais pouvoir léguer à mon neveu du Savoir. Mes traités décortiquant les différents courants spirituels et terrestres (pour ne pas dire "politiques") de l'Ordre lui seront, je l'espère, d'une grande aide pour trouver sa propre foi.
Mon neveu est destiné à devenir un Grand de ce royaume.
Notre famille vivote depuis bien trop de générations. Sothe, et depuis peu Jorl, sont en train de replacer notre famille sur le devant de la scène. Que les Dieux me donnent une longue vie afin que je puisse assister à cette ascension !
Je pense avoir maintenant réussi le défi lancé par ma sœur : notre histoire est consignée.
Il ne me reste maintenant plus qu'à garder ce livre en un lieu sûr et soigneusement cadenassé. Je ne voudrais pas qu'une Sophia ou un Sothe en visite dans mes appartements se mette en tête de raturer les parties de ce que j'ai écrit qui ne lui plaiserait pas.
Quant à toi, lecteur de mon futur, je te demanderai de ne point juger les Hommes que nous sommes et de te rappeler que seul les Dieux sont capable de soupeser correctement les âmes mortelles. L'histoire racontée ici est véridique mais ne crois pas pouvoir juger mes frères et sœur en ayant seulement lu ces quelques pages écrites bien trop tard à la lueur d'une lampe trop faible pour mes pauvres yeux.
J'espère simplement que cette histoire te permettra de mieux comprendre la grande Histoire, celle qui s'écrit sans qu'aucun de nous ne puisse en raturer les pages.
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