Faire ce qui est juste - Partie 1

 Kae commençait sérieusement à se lasser du paysage. Des champs à gauche, des champs à droite, une seule route, traçant tout droit au travers. Il n'avait jamais réellement tenu le compte de ses journées de voyages, mais si il l'avait fait, il aurait su que sa rencontre avec Mandrag datait d'il y a trois semaines. Et pendant tout ce temps, non seulement le paysage n'avait pas réellement changé, mais surtout rien n'était venu perturber son avancée.

Il évitait sciemment les grandes villes. Il ne voulait absolument pas risquer de devenir la cible d'un de ces groupuscules xénophobes cryfandiens qui pullulait dans les zones densément peuplées. Il croisait suffisamment de cours d'eau pour ne jamais retrouver son outre vide, il y avait suffisamment de zones boisées pour qu'il puisse y chasser et, au final, les seuls villages qu'il croisait se résumaient souvent à des hameaux d'une dizaine de maisons tout au plus. Les habitants, sans pour autant être aimables, commerçaient volontiers avec le yornien. Ce dernier n'avait jamais eu à redouter de manquer de vivres ou d'eau.

Oui, cela faisait trois semaine que son voyage se déroulait sans encombre majeure. Ce n'est pas qu'il s'en plaignait, loin de là. Il continuait de marcher, imperturbable.

Il marchait donc sur cette grande route d'une manière quasi-mécanique, sans penser à quoi que ce fût lorsqu'il aperçut au loin des nuages de poussières qui le sortirent de sa torpeur. C'était encore trop loin pour qu'il pût deviner ce qui en était à l'origine mais c'était assurément massif. Des colonnes de fumées s'élevaient à plusieurs dizaines de mètres du sol. Pour soulever de la poussière aussi haut dans les airs, il fallait assurément charrier une grande quantité de terre.

La source de ces nuages de poussières se trouvait sur la route et avançait lentement vers lui. Il continua d'avancer et alla à sa rencontre.

Lorsqu'il se fut un peu rapproché des nuages, il en aperçut la cause : des Bagons. Et il y en avait au bas mot une cinquantaine. Les Bagons étaient des herbivores habituellement placides. Il était théoriquement possible de traverser un troupeau de Bagons de part en part et en sortir indemne. Théoriquement.

Bien que faisant partie de la famille des bovidés, au même titre que les vaches, les Bagons restaient des Bêtes faisant un peu plus de trois mètres au garrot, dotées d'une peau recouverte d'immenses écailles très solides et d'une paire de cornes pouvant faire jusqu'à 6 mètres d'envergure. Autant dire que même si elles n'étaient pas d'un naturel agressif, Kae hésitait à rester sur la route.

Il suffisait qu'une Vouivre, seul prédateur naturel des Bagons, se décide à attaquer le troupeau alors que Kae était au milieu et il se retrouverait piétiné de toute part sans aucun échappatoire possible. Donc non. Surtout qu'il semblerait que des personnes... Se pourrait-il que... ?

Le troupeau était encore assez loin, ne l'avait pas encore aperçu et semblait vouloir rester sur la route. Sans trop hésiter, Kae s'enfonça dans le champs d'orge qui se tenait sur sa gauche et entrepris de s'éloigner un tant soit peu de la route. Lorsqu'il jugea être assez loin, il s'accroupit dans le champ et attendit. Il restait encore visible de la route pour un observateur attentif mais il était assez confondu dans le paysage pour que, au pire, le troupeau le confonde avec un petit animal inoffensif.

Les Bagons approchaient d'un pas lent et lourd mais ne tardèrent pas à se retrouver au niveau de Kae. Ce que le yornien avait supposé de loin se confirma être le cas de près. Des hommes et des femmes chevauchaient les Bagons.
Il y avait trois personnes par Bagon : un cocher devant tenait les rênes et chacun des deux autres soldats étaient assis de part et d'autre de l'échine du bovin, dans un espèce de creux qu'on aurait dit taillé à-même le Balgon. Car c'était sans aucun doute possible des soldats. Ils étaient tous lourdement armés.
Leurs armures brillaient dans le soleil éblouissant de ce milieu de matinée. Leurs boucliers étaient des écailles de Bagons, surement récupérées lors de leurs périodes de mues. On aurait même dit que leurs lances était faites de cornes de Bagon taillées et sculptées. Décidemment, tout était bon dans le Bagon.

Alors que la troupe commençait à passer et que Kae pensait déjà à reprendre sa route, les Bagons s'arrêtèrent et, simultanément, le soldat en tête du cortège descendit de sa monture. Elle resta sur la route mais observait fixement le yornien. Kae n'eut pas à réfléchir trop longtemps sur la conduite à tenir.
Il ne pouvait espérer fuir. Bien qu'il courait plus vite que n'importe quel Homme, surtout lorsque celui-ci portait une armure lourde, jamais il n'aurait pu espérer semer un Bagon lancé au galop.
Par ailleurs, se battre contre environ 150 soldats et 50 Bagons aurait été incroyablement stupide, même lorsqu'on est aussi doué dans le métier des armes que l'était Kae. D'autant plus que les écailles de Bagon faisaient partie de ces rares matériaux qu'il ne pouvait trancher qu'avec un seul de ses deux Scrynen. Son Scryn de l'Est lui aurait été inutile dans le combat.
Il ne restait donc qu'une seule solution. Revenir sur la route, les mains bien en évidence et sans faire de gestes brusques puis parlementer. Il n'avait, à sa connaissance, rien fait de répréhensible. Il y avait une probabilité que ces soldats le laissent tranquille. Mais pourquoi ce seraient-ils arrêtés en premier lieu si ce n'était pour lui chercher des noises ?
Tout en gardant son sang-froid, Kae se rapprocha de la route et resta aux aguets.

"Bonjour à vous ! Je m'appelle Kae, je viens de Yorn, je...

- Nous savons qui tu es, æЖæ.

Kae marqua un temps d'arrêt. Il était véritablement surpris. Non seulement cette femme savait exactement qui il était mais surtout elle venait de prononcer son nom en utilisant le Premier Langage. Cette connaissance était censée avoir été perdue par le bas-peuple il y a de ça des millénaires. Seuls les prêtres yorniens étudiaient et parlaient encore cette langue et tout en gardant jalousement ses secrets. Cette femme et probablement toute la phalange qu'il avait devant lui étaient initiés aux Secrets des Bêtes. Sans laisser le temps à Kae de réagir, elle escalada son Bagon et se remit en selle.

- Monte. Quelqu'un souhaite te parler.

N'ayant guère le choix et sa curiosité venant d'être piquée au vif, Kae grimpa derrière le soldat sans trop se faire prier.
La troupe se remit immédiatement en ordre de marche. Dans le sens opposé à celui dans lequel Kae se dirigeait initialement.

- Ou allons-nous, lieutenante ... ?

- A Ovridia. Nous y arriverons après la tombée de la nuit. Et pour toi, ça sera Grande-Sœur.

Les grades utilisés par cette escouade étaient donc les mêmes que ceux de l'armée du Baron. Plusieurs conclusions s'imposaient alors à l'évidence pour Kae : premièrement ces gens ne faisaient pas partie de l'armée régulière cryfandienne et agissaient en totale illégalité. Deuxièmement, quelqu'un en Cryfandir contrefaisait les us de la prêtrise yornienne dans une pantomime impie et frôlant l'hérésie.
Et il était en train de revenir sur ses pas d'environ six jours de voyage.

Les prédictions de la cavalière se révélèrent pour le moins exact. Ils arrivèrent à Ovridia alors que le soleil n'était plus qu'à deux ou trois heures de se lever.
Malgré les cahotements imposés par le déhanché de sa monture, Kae avait réussi à dormir et se sentait plutôt en forme pour affronter la suite des événements.

On arrêta les Bagons à l'entrée de la ville, cette dernière n'ayant clairement pas été conçue pour accueillir d'aussi imposantes Bêtes. Les rues semblaient recroquevillées sur elles-mêmes, telles des vieillardes devenue incapables de se tenir droites. A certains endroit, les toits des maisons de part et d'autres des rues semblaient devoir se rejoindre. Les avenues les plus larges permettaient tout au mieux de se tenir à quatre de front. Kae descendit donc de la monture et suivit ses guides à travers la ville.

Ovridia n'était qu'une bourgade de taille moyenne, sale et mal famée. Même dans la pénombre, elle ne réussissait pas à cacher sa crasse et sa laideur aux yeux de qui que ce soit. Ruelles étroites, remplies d'immondices et d'eau sale ne pouvant pas s'évacuer, maisons qui tombaient en ruine... Kae n'avait pas vu Ovridia pendant 5 minutes qu'il aurait déjà souhaité en repartir. Malheureusement pour lui, il semblait qu'on l'amenait vers le centre même de ce réseau de ruelles labyrinthiques.

On le fit finalement s'arrêter devant une masure qui semblait être un bâtiment d'une relative importance, en témoignaient les pierres de la façade qui avaient été rejointées récemment. La porte grinça en s'ouvrant et Kae déboucha dans une salle faisant tout le rez-de-chaussée, totalement nue et sans aucun meuble, chichement éclairée par trois candélabres aléatoirement disposés. Cela sentait l'humidité, le renfermé et le chou. Malgré la décrépitude du lieu, il était clair que quelqu'un avait tenté de le rendre le plus propre possible. Le sol en terre battue avait été soigneusement balayé et la poussière nettoyée. Un seul homme était présent dans cette salle. Assis en tailleur au milieu de la pièce, il se releva quand Kae rentra. La Grande-Sœur referma la porte derrière lui d'un geste sec.

L'homme qui venait de se lever était une mauvaise copie de Kae. Bien qu'il était visible que cet étranger avait tout fait pour ressembler le plus possible à un Shaaman, ses efforts n'étaient que moyennement récompensés. Ses vêtements étaient en mauvais état, vieux et usés. Sa blouse grise cendrée épousait correctement les formes de son torse que l'on devinait musclé mais il était clairement visible qu'elle gênait ses mouvements. Son pantalon noir n'enserrait pas le bas de ses jambes et ses chaussures ne lui tenait pas correctement les chevilles, la faute à un laçage approximatif. Sa barbe fournie et non taillée ainsi que ses cheveux longs ramenés en catogan était une insulte aux yeux de Kae. L'homme n'était pas armé mais une hallebarde à moitié rouillée qui devait lui appartenir était posée contre un mur dans le fond de la pièce.
L'accoutrement de cette homme contrastait de beaucoup avec l'apparence de l'escouade qui l'avait emmené jusqu'ici. Certes, les soldats qui patientaient dehors en ce moment étaient des hérétiques, mais ils donnaient clairement une impression de grandeur, de force et de détermination. Cet homme par contre, se moquait ouvertement du décorum et semblait aussi décrépi que le reste de la ville.

Kae appréciait de moins en moins la mascarade et son agacement aurait pu commencer à se lire sur son visage. Cependant, l'étranger n'était pas un Noble-Aveugle et peinait ostensiblement à discerner Kae à la faible lueur que diffusait les bougies. Il aurait été incapable d'en discerner les traits.

- Bienvenue cher æЖæ. Je te présente mes excuses pour t'avoir ainsi contraint à venir à moi mais je n'avais pas vraiment le choix. Tu n'es pas passé par Ovridia et je n'ai eu vent de ton passage à Çyg qu'il y a dix jours. Dès que j'ai eu vent de ta présence, j'ai envoyé mes Frères et Sœurs sur tes traces. Ils ont sillonné l'ouest de Cryfandir pendant quasiment une semaine avant de te retrouver. Il fallait absolument que je te parle.

- Alors parle.
La voix de Kae était méprisante, froide, glaciale même, toute droit issue du plus profond et impitoyable blizzard yornien.

- Premièrement, me reconnais-tu ? Nous ne nous sommes jamais rencontrés, il est vrai. Ce n'est pas forcément évident avec ce manque de clarté, mais je suis certain que tu as tout de même déjà entendu parler de moi et peut-être vu un ou deux tableaux me représentant.

Kae, qui avait déjà eu tout le loisir d'observer l'étranger, le dévisagea une seconde fois. 

- Si je suis censé te connaître, alors je n'aurais qu'une réponse qui me vient à l'esprit. Mais j'espère sincèrement pour toi que je me trompe.

- Saches qu'il en faut plus que quelques paroles en l'air pour m'impressionner jeune homme. Dis-le alors. Qui suis-je ?

- Tu es Hogdar. Tu étais le 36ème Solitaire de ȽɤɧϠ. Tu es censé avoir mourut lors de la prise de Castedel, en 153 avant l'Eclipse. Mais j'ai l'impression que tu as simulé ta propre mort.

L'étranger applaudit lentement.
- Exact.

Il se dirigea alors vers l'arrière de la pièce où il attrapa deux timbales et une bouteille qui traînaient par terre puis revint se poster face à Kae.

- Bravo, mon cher 64ème Solitaire, tu as deviné. Maintenant que nous savons mutuellement à qui nous avons à faire, nous pouvons commencer à discuter.

Il se rassit et invita Kae à faire de même.
Kae s'assit et Hogdar entreprit de leur remplir chacun un verre.
Ils pouvaient commencer à discuter.

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