Jour 1. Elle.

 « Lettre à Elise » joué par une main peu assurée. Enroulée dans sa couette, la musique la sort de sa torpeur. C’est sa petite sœur qui jouait ce morceau. Elle l’avait enregistré à son insu lorsqu’elle était revenue au domicile familial. Cette adorable gamine avait insisté pour montrer à sa grande sœur « comment elle était forte au piano ! », le tout avec un grand sourire de chérubin. Elle avait donc religieusement écouté (et enregistré) le récital de sa petite crevette adorée. Mis à part l’intro qu’elle maîtrisait plus ou moins, le reste était une longue traversée du désert auditive. Quand elle s’était retournée vers elle pour lui demander ce qu’elle en avait pensé, elle avait bien évidemment répondu qu’elle était certaine qu’elle avait devant elle la future Mozart. Sauf que la petite ne savait pas qui était Mozart. Beethoven ou Bach non plus. Pour lui prouver de manière indiscutable qu’elle était la meilleure, elle avait changé sous ses yeux le son de son alarme de réveil pour mettre son morceau de musique. Sa sœur était aux anges. C’était la meilleure des petites sœurs.

Jusqu’à ce qu’un connard d’alcoolique au volant la renverse alors qu’elle rentrait de l’école. Trois grammes dans le sang à cinq heures de l’après-midi. Il l’avait fauché… Elle, la plus parfaite des petites filles. Elle aurait tout donné pour que cette voiture la tue elle, à sa place… Maintenant, elle donnerait tout pour tuer ce fils de chien. Puisse-t-il se faire tellement sodomiser par tout Fleury-Merogis qu’il en pisse par l’anus.

 Comme tous les matins, elle se mit à pleurer.

Elle sortit de chez elle. Elle était restée trop longtemps au lit et n’avait pas eu le temps de prendre un petit déj’. Elle devait choper le bus qui l’amènerait au taff. Mais elle n’avait pas tellement envie. Elle commença à trainer des pieds dans la cage d’escaliers en priant de toutes ses forces d’arriver trop tard à l’arrêt de bus. Arrivée au deuxième palier, un espèce de petit con la bouscula alors qu’il dévalait les marches quatre à quatre. Plus pour l’étiquette que par réelle conviction, elle lui gueula qu’il aurait pu faire attention, espèce de connard. Il ne se retourna même pas. Cela ne la surprit guère. Si on commence à se vexer lorsque quelqu’un nous insulte, on n’avance pas de la journée. Pas rancunière pour un sous, elle espéra que lui arrivera à attraper ce fameux bus qu’elle essayait à tout prix de louper.

Elle arriva à l’arrêt de bus. Elle l’avait raté. Youpi j’imagine ? Le prochain était dans un quart d’heure. Elle vit assit sur le banc de l’abribus un homme essoufflé qui aurait pu fort bien être celui qu’il l’avait bousculé dans les escaliers. Rien ne sert de courir, il faut partir à point. Elle tortue, lui lièvre mais tout deux arriveront en retard au boulot.

Ils n’étaient que tout le deux sous le porche. Et lorsque vint le bus, ils n’étaient toujours que deux à l’attendre. C’est drôle de se rendre que, malgré le passage régulier des transports, tout le monde arrive à se tasser dans le même bus. Prenez le bus de 7h58, et vous serez collé à votre voisin, obligé de respirer ses aisselles, prenez celui qui passe 15 minutes avant ou 15 minutes après et vous pourrez danser la gigue dans l’allée centrale. C’est aussi pour ça qu’elle ne s’était pas pressée. Les patrons ont beau nous emmerder pour qu’on fasse exactement du 8h30-18h30, au final on aura toujours l’impression d’avoir passé 36 heures le cul collé à une chaise et la certitude d’avoir passé une journée de merde. Rien ne sert de courir, on a tous des vies à chier. Prend toi ça La Fontaine ! Pendant ces quinze minutes d’attente, aucun des deux ne regarda l’autre. Il lisait Le Monde sur son portable pendant qu’elle jouait à Pokémon Go (l’arrêt de bus était une arène).

Arrivé au bureau. Elle inspira un grand coup et se composa un masque de bonne humeur. Normalement, elle arrivait à maintenir la mascarade toute la journée durant. De longues journées d’entraînements qu’elle devait à son ancien job de distributrice de journaux gratuit. Aujourd’hui, elle ne savait même plus quel était son métier. Le titre était assez pompeux, genre « sous-secrétaire chargée des relations internes » mais ce n’était que du vide. Elle était assise derrière un bureau tout au long de la journée et soit on ne lui demandait rien, soit on lui demandait d’exécuter des tâches dignes d’un gamin de 5 ans. « Triez-moi ce courrier par ordre alphabétique », « commandez-moi trois nouvelles agrafeuses pour l’open-space » et puis c’est à peu près tout. Du coup elle s’emmerdait.

Au début, elle passait ses journées sur Facebook et autres mais c’est vite devenu lassant. Alors elle avait eu une idée : elle a déplacé son bureau afin de pouvoir être dos au mur. L’idée lui était venue d’un vieux western spaghetti qu’elle avait regardé un soir : un vieux père conseillait à son fringant fils de toujours jouer au poker dos au mur. Elle avait prétexté un reflet lumineux gênant et avait déplacé son bureau. Maintenant, personne ne pouvait venir voir ce qu’elle faisait sans qu’elle ne puisse anticiper la chose. Une feuille Excel à moitié remplie toujours ouverte dans la barre de tâche, elle était devenue une professionnelle du alt-tab. Et elle s’était mise à mater des séries. Mais même ça, c’était devenu lassant. Faites uniquement une seule et unique chose 7 heures par jour, cinq jours par semaine, et quoique ce soit, ça deviendra lassant. Elle avait écumé Netflix. Par ennui, elle avait regardé des séries tellement mauvaises que le réalisateur aurait dû se faire hara-kiri pour avoir osé pondre une telle merde. Alors maintenant, elle s’occupait comme elle peut. Elle draguait le stagiaire par exemple. Absolument pas parce qu’elle voulait se le faire (elle aurait eu l’impression de coucher avec Charlie Brown), juste pour le sport. Elle lisait des bouquins qu’elle n’aurait jamais cru ouvrir un jour. La critique de la raison pure. Elle comprenait un mot sur cinq et ne faisait aucun effort pour comprendre les quatre autres mais elle se sentait plus intelligente lorsqu’elle avait finir de lire ses trois pages quotidiennes. Elle avait même essayé d’écrire un roman. Parce que ma foi, ce n’est pas si compliqué que ça de mettre des mots les uns à la suite des autres. Si Marc Lévy arrive à vendre ses torchons, pourquoi je n’y arriverais pas ? Elle avait vite abandonné. Elle avait une prose de lycéenne piquant sa crise d’ado. Ça l’avait énervée de constater qu’elle n’y arrivait pas. Elle avait aussi commencé à apprendre le japonais. Mais les kanjis c’est difficile à retenir. Elle avait abandonné l’idée. Elle trouvait constamment de nouvelles choses à tester de derrière son ordinateur mais rien ne durait bien longtemps. Elle se lassait vite.

Par contre son supérieur ne se lassait jamais, lui. Il passait le plus clair de son temps à la reluquer. Gros porc. Ça avait un unique avantage : il ne lui disait jamais non. Elle voulait toucher une prime annuelle un peu plus élevée que la moyenne perçue par les salariés de la boîte ? Un décolleté plongeant et le tour était joué. Elle lui aurait bien brisé les couilles à grands renfort de coups de genoux quand elle le voyait baver sur ses seins… Un jour ça arrivera de toute manière. Ce ne sera peut-être pas elle, mais quelqu’un lui arrachera les bijoux de famille un de ces quatre.

Pause midi. Elle mangeait un sandwich derrière son bureau. Plus la pause midi était courte, plus tôt elle pouvait se barrer. Le minimum obligatoire était une demi-heure. Elle s’assurait religieusement de repointer exactement-30-minutes-pile-poil-à-la-seconde après avoir commencé sa pause. Son boulot, 35 heures de ses semaines, 20% de sa vie, était à chier. A mourir littéralement d’ennui. Pourquoi elle ne se barrait pas ? Pourquoi elle ne plaquait-elle pas tout pour aller élever des moutons dans les Pyrénées ? Peut-être parce que les éleveurs et agriculteurs travaillent beaucoup plus que le commun des mortels ? Peut-être parce qu’elle est fatiguée après deux heures de marches, alors ne parlons pas de suivre la transhumance d’un troupeau ? Peut-être parce qu’on ne lui a jamais appris à se servir de ses mains, de ses bras, de ses jambes et que son potentiel troupeau crèverai la gueule ouverte en moins de deux ?

Elle était bloquée. Tout lui disait de s’enfuir mais rien ne l’attirait au loin. Aucune petite lumière blanche au bout du tunnel. Au moins, elle était payée, elle pouvait vivre. De quoi se plaignait-elle en fin de compte ? On ne nous a jamais dit que vivre était quelque chose d’agréable. On essayait bien de nous le faire croire, mais plus personne n’était dupe. Depuis longtemps. Seuls les gens qui essayaient de transmettre cette idée à la con y croyaient encore. Les riches, les puissants… Seuls eux se complaisaient dans cette fange dont tout à chacun essayait de s’extirper. Personne n’y parvenait, ces suidés de la pire espèce nous faisaient replonger avec eux.

Elle avait abandonné depuis longtemps l’idée de se construire une vie meilleure. Elle se contentait de ne pas se noyer maintenant.

Elle rentra chez elle à pieds. Les écouteurs vissés sur ses oreilles. Kurt Cobain lui demandait de le violer. Mais comme il le disait en anglais, elle pipait que dalle. La mélodie lui plaisait. Elle finit par courir. Il s’était mis à pleuvoir. Elle arriva chez elle détrempée. C’était à chaque fois la même chose. A chaque fois qu’elle se disait qu’elle allait rentrer à pieds parce qu’elle était motivée et qu’il faisait beau (combo assez rare), il finissait par pleuvoir. Foutu Murphy.

Elle enleva ses vêtements franchement humides et les balança en une boule informe quelque part dans son salon. Son petit rituel lorsqu’elle rentrait du boulot. Il y avait du coup des fringues éparpillées un peu partout dans la pièce. Lorsqu’elle n’avait plus rien dans son armoire, elle cherchait par terre quelque chose à se mettre, sentait si ça ne puait pas trop et l’enfilait. Quand tous se mettait à puer, elle descendait à la laverie d’en bas, foutait tout son bordel dans une immense machine à laver et c’était reparti. Il fallait reconnaitre que le T2 dans lequel elle vivait avait plus de points communs avec Damas qu’avec une réelle pièce à vivre. Tout était crade, vieux, miteux, sur le point de s’écrouler. Il fallait avoir ses vaccins à jour avant de rentrer dans cet antre. Elle n’en avait pas grand-chose à faire. La laideur n’est qu’une vue de l’esprit.

Elle alla prendre une douche. La pluie l’avait frigorifiée et le mince filet d’eau tiédasse qu’elle réussit à extraire du ballon d’eau de la résidence la revigora. Elle se sécha puis enroula sa serviette autour de ses cheveux mouillés. Elle se mit alors à déambuler dans son salon et avisa une culotte relativement propre, un jogging qui ne l’avait jamais vu courir, une paire de chaussette dépareillée sans trou et un T-shirt avec le logo de Metallica que son ex avait oublié chez elle et qui ne sentait presque pas la bière et le vomi séché. Elle s’habilla donc avec ses trouvailles du moment, sortit de son frigo un plat WeightWatchers et l’enfourna aux micro-ondes. La raison pour laquelle elle bouffait des plats sous cellophane WeightWatchers n’était absolument pas son poids. Elle était joliment rondelette, certes, mais avec une paire d’obus comme les siens, si elle avait été maigre, elle n’aurait pas été jolie, ça aurait fait disproportionné. Non, la raison était la flemme. Elle ne savait pas faire à manger et ne voulait pas apprendre. Une des seules choses qu’elle n’avait pas essayé d’apprendre de derrière son ordi.

Le samedi, elle se contentait d’acheter des réserves de plats préparés pour la semaine et ça lui allait très bien. Gain de temps double puisqu’on ne se creuse pas la tête pour faire les courses et on ne s’échine pas à préparer tous les soirs un plat qui, potentiellement, sera mauvais. En plus, elle ne faisait déjà rien de ses journées, ce n’est pas le soir qu’elle allait commencer à s’activer aux fourneaux et sortir quelque chose de productif, faut pas déconner ! Le regard perdu dans le vide, sans réellement penser à quoique ce soit, elle attendit le bip bip du microndes, enleva l’opercule du plat, le balança dans la poubelle et se cala dans son canapé. Enfin elle avait lancé l’opercule à côté de la poubelle. Il y avait un cercle de « tirs ratés » tout autour de sa poubelle et elle avait décrété que ce périmètre était zone sinistrée. Elle nettoiera tout ça un de ces quatre… Sûrement.

Elle n’alluma pas sa télé. Il était presque l’heure. Il y avait un obsédé d’un genre très particulier dans son immeuble. Elle n’avait pas attendu de vivre ici très longtemps pour s’en apercevoir. Comme quasiment tout l’immeuble en fait. Tous les soirs (sauf un jeudi soir sur trois), à la même heure, un de ses voisins se matait un film porno. Au début, elle avait juste cru que le couple qui habitait sur son palier était du style « exubérant » lors de leurs rapports mais il ne fallait pas avoir une oreille absolue pour se rendre compte que les gémissements et cris que l’on entendait quotidiennement à travers les murs extrêmement fins étaient exactement identiques chaque soir. Ce fétichiste tordu regardait religieusement le même film porno tous les soirs. Ces bruits étaient devenus pour elle comme une musique que l’on connaît par cœur pas parce qu’on l’apprécie mais uniquement parce qu’on l’a entendu trop de fois. Le cri de la fille, la fessée, le cri perçant de la fille, les grognements du gars... elle les anticipait maintenant.

Le fait que quelqu’un regarde un porno et que les bruits viennent à elle, ça ne la dérangeait pas en soi. Elle aussi, elle en regardait de temps en temps de toute manière. Elle en avait même regardé au boulot un bon nombre de fois, pour l’adrénaline de regarder des choses obscènes dans un lieu public. Elle avait même une fois sciemment laissé ouvert sa liste de lecture pour que le stagiaire tombe dessus. La tête qu’il avait fait avait été terriblement excitant. Elle avait finalement arrêté quand le service informatique lui avait coupé l’accès aux sites pour adultes sous prétexte que le réseau de la boîte était bourré de virus par sa faute. Ce qui la dérangeait, c’est que ces bruits précis provoquaient chez elle une vision des plus désagréables qui n’allait pas tarder à se manifester. Elle ferma ses yeux très forts et s’efforça de penser à autre chose. Trop tard…

… Il était nu comme un ver et avait corps informe. Pas maigre, pas gros, juste cet entre-deux des plus moches. Bien évidemment, il était en train de se la secouer. En la regardant. Des yeux vitreux, remplis d’une lubricité morbide qu’envirait n’importe quel satyre. Un filet de bave menaçait de tomber de ses lèvres boursoufflées. Il s’approcha encore. Son souffle fétide résonnait au creux de son oreille. Elle l’excitait. Et il n’y avait aucun doute possible sur la nature de son excitation. Il se branlait avec une telle force que son frein menaçait de rompre à chaque va-et-vient. Il ne pouvait pas s’arrêter, c’était plus fort que lui. Il était trop faible, trop misérable et elle était trop forte, il le savait, pour qu’il puisse la soumettre et la violer. Alors il se contentait de se branler en la dévorant des yeux. Heureusement pour elle, l’être de sa vision était précoce, il allait bientôt disparaître. C’était violent. Elle se demandait comment son frein pouvait résister à de tels assauts répétés avec une telle vigueur. Il se violentait lui-même mais ils savaient tous les deux que c’était elle qu’il voulait violenter. L’agripper par les cheveux et  la lui mettre… Il aurait voulu la prendre par tous les trous qu’il lui fasse regretter de…

Il avait disparu.

Elle ferma les yeux et souffla longuement. Elle ne peut pas dire qu’elle s’était habituée à cette vision mais force est de constater qu’elle les anticipait maintenant et avait bâti une certaine résilience à son encontre. Elle alluma la télé et n’essaya plus d’y penser. Le visionnage d’un bon navet avait toujours eu l’aptitude de lui faire oublier ses malheurs.

Comme l’a si bien dit un mec sur Youtube, il ne faut pas confondre nanard et navet. Un nanard est un film mauvais mais qui, tout bien considéré, déborde de naïveté, pensait bien faire et s’est magistralement planté sans jamais s’en rendre compte. On ne rit plus avec le film mais on rit du film. Le navet, c’est juste un mauvais film que ces connards de critiques de cinéma qui pètent plus que leur cul n’ont pas jugé bon de classer dans la catégorie nanard. Cette deuxième partie de l’analyse, c’était de son cru. Mais qui c’est ce mec qui, sous raison qu’il parle devant une caméra et poste ça sur le net, a le droit de définir le bon goût ? Enfin bref.

La petite fille venait de se faire bouffer par une bande de mini-dinosaure parce qu’elle était descendue de son yacht de bourge de mon cul. Elle se replongea dans le film.

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